Si l’on devait résumer à des étudiants la quintessence du cinéma et toutes les problématiques liées à la représentation, particulièrement questionnée dans le genre du documentaire, ce premier film de Jean Vigo serait la porte d’entrée idéale.
La contrainte est élémentaire : filmer la ville de Nice pendant une journée pour rendre compte, à l’intérieur d’un dispositif déjà en cours (Les Cités Symphoniques), de sa modernisation.
On le sait, un film s’écrit en trois fois : au scénario, au tournage et au montage. Dans ce type de documentaire, où la ville offre tout un matériau, la première étape est immanente, la seconde dépend de la déambulation et de centres d’intérêts prédéterminés (parmi lesquels, évidemment, le fameux Carnaval), et la troisième absolument cruciale.
Assez proche en apparence du projet de Vertov dans L’homme à la caméra, Vigo, alors âgé de 25 ans, et Kaufman capturent la diversité offerte par la ville, puis s’amusent du potentiel infini que cet art récent leur propose. Mais à la différence de l’ainé soviétique, la malice, voire l’impertinence, ont droit de cité.
Les 23 minutes de ce court métrage vont ainsi permettre un panorama exhaustif, où les parades carnavalesques se voient doublées de celles de militaires ou de gens d’église, de folles danses de femmes, de jeux d’enfants, de baignades ou de rues bondées de badauds. Le premier jeu consiste à intégrer des effets qui relève davantage de Méliès que du théoricien du Kino-pravda : une femme sur une chaise longue se voit affublée de multiples tenues jusqu’à devenir complètement nue, un homme bronze en un plan, un cireur de chaussure cire au point de faire disparaitre les chaussures… La fantaisie est de mise, comme si l’atmosphère permissive du carnaval influençait le film lui-même.
Le montage permet en outre une syntaxe qui va permettre d’en dire bien plus que ce que le « réel » filmait offrait. Alors que l’œil est déjà bien guidé (toutes ces danseuses filmées en contre plongée pour un voyeurisme polisson tout à fait assumé), les réalisateurs alternent avec une prise de vue, en plongée, d’un prêtre qui pourrait tout à fait être candidat au rinçage d’œil ; il en ira de même pour les cimetières qui entrecoupent les plans destinés aux militaires, dont la raideur contraste déjà avec les ralentis épousant à merveille les déhanchés des femmes dansant jusqu’au délire.
La subjectivité sature ainsi le fil, non seulement par des orientations idéologiques qu’on retrouvera dans Zéro de conduite (impertinence, ode libertaire et hédoniste contre la rigidité triste du système) mais aussi par son parti-pris esthétique. Les nombreux plans intégrés soulignent le désir davantage par le biais d’une poésie fondée sur l’analogie (comparaison, métaphore) et qui n’aurait pas à s’embarrasser de la phrase entière nécessaire à la littérature : ainsi d’une autruche qui succède à la vue d’une femme au coup gracile, de crocodiles mis en parallèle des baigneuses ou de visages du peuple reproduisant les grands masques du défilé. Tout parle, tout s’accroit, tout communique, dans une sorte de synesthésie frénétique qui fait l’essence même de la poésie, et que Vigo renforce dans l’audace de ses prises de vue, la caméra valsant sur les façades, redressant le cadre, et faisant des architectures ou des statures minérales une nouvelle matière dont les propriétés deviennent essentiellement graphiques. Les nuages, les vagues, un morceau de ciel entre deux toitures, des draps au balcon pris en contre plongée virent à une superbe abstraction qui l’affirment avec éclat : le cinéma est la poésie du regard sur le réel.