Voilà un film qui ne fait pas dans la dentelle !


Introduction. Tokyo, 1946. Un soldat démobilisé rentre, le regard hagard, avec son uniforme et son barda sur le dos dans le cloaque qui lui a autrefois servi de maison. Il trouve sa femme les cuisses ouvertes sous un militaire américain qui lui donne du « You like it like that ». Lorsque notre homme hébété aperçoit, dans un couffin, un bébé noir pleurer, son sang ne fait qu'un tour. Dans un accès de folie il jette le bébé par la fenêtre puis fracasse à coups de pierre le crâne de la mère. Le spectateur est averti, et ce ne sont que les six premières minutes du film...


Générique. Des images de Tokyo en ruines. Des restes humains, dont ce qu'on devine être une mère et son enfant, calcinés sur la chaussée. Des dizaines de corps empilés dans les rues. Puis une courte vidéo du général MacArthur, descendant de son avion, l'air conquérant, Ray-Ban sur le nez et son inséparable pipe au bec. Là où les réals des années 1950 faisaient preuve de subtilité pour dénoncer l'occupation américaine et la situation du Japon d'après-guerre, on comprend que Satô empruntera une voie beaucoup plus directe.


Deuxième séquence. Sur le marché dit américain d'Ueno, dans une misère indescriptible et une ambiance de rationnement et de soupe populaire, des prostituées japonaises accostent les G.I.s en proposant d'échanger leur vertu contre « one dollaru ». Au soldat démobilisé qui demande un peu de réconfort elles répondent : « Dégage ! On ne va pas avec des Japonais. Vous n'êtes que des losers ! ». L'orgueil du soldat en prend un coup et il tabasse la fille, s'apprête à la violer, lorsqu'il se fait casser la gueule à son tour par des Américains. Au même moment, un autre soldat reçoit une correction de la part de petits malfrats en chemises hawaïennes qu'il a apparemment volés. A l'îlotier qui tente de s'interposer on répond que la défaite a laissé le Japon sans police digne de ce nom, avant de lui donner une correction à lui aussi. Au milieu de ce chaos règne, comme toujours, la loi du plus fort.


Les chemins de ces hommes brisés qui se retrouvent par la suite dans le même troquet, vont converger vers un même point : retrouver leur orgueil -- et manger à leur faim -- et ils vont pour cela former une petite bande qui s'en prendra d'abord aux yakuzas du quartier, avant de s'attaquer à un territoire plus lucratif, à Ginza. Déjà « morts » une première fois à la guerre, leur violence n'a aucune limite pour éliminer leurs rivaux et ils parviennent rapidement à devenir un gang reconnu et craint, que l'histoire (réelle) retiendra sous le nom de police privée de Ginza, ce qui en dit long sur l'état d'anarchie qui règne alors dans la période 1946-1947. Cigarettes de contrebande, marché noir, prostitution, drogues dures. Leurs activités prospèrent, mais l'on a affaire à des hommes fragilisés qui pour la plupart présentent des troubles liés à un stress post-traumatique. L'un d'entre eux tombe dans l'addiction à l'héroïne. Les autres vont rapidement se bouffer entre eux et la chute de ce gang sera aussi rapide et brutale que leur ascension ne l'avait été.


Sans complaisance aucune -- on est loin du yakuza chevaleresque de la génération précédente -- et de manière particulièrement crue, Satô livre avant tout une chronique du Japon de l'immédiat après-guerre, celle d'une génération défaite et blessée qui doit survivre au milieu des ruines et d'un Etat déliquescent, où l'autorité légale et l'économie formelle ont totalement disparus. C'est peut-être le meilleur travail explicatif que j'ai pu voir au sujet de la mentalité de ces hommes qui ont bouleversé le paysage criminel du Japon dans les années 1940 et 1950. Si les voyous qui ont inspiré les personnages du film n'ont pas fait de vieux os, à travers eux on touche à d'autres thèmes sensibles : traumatisme lié à la guerre, rapatriement difficile des soldats démobilisés, maladies de type PTSD, consommation de drogues dures, ressentiment lié à l'occupation américaine (350 000 soldats US restent au Japon après la guerre...), remise en question de la légitimité de la police et de l'autorité.


Plus que des images fortes, le film amène aussi une vraie réflexion de fond.

Yushima
8
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Créée

le 7 oct. 2024

Modifiée

le 9 oct. 2024

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Yushima

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