Dans le cas de la science-fiction, cela ne m’était pas arrivé depuis des années, peut-être même depuis ma découverte d’« Abyss », ou « A.I. Intelligence Artificielle ». Sortir du film, et rester là, sceptique, jusqu’à ce qu’il devienne une véritable obsession, pour finalement me rendre compte que ce que je lui reprochais initialement pouvait se muer en sa plus étonnante qualité. S’il me reste encore un semblant de crédibilité, un retour sur le dernier né de James Gray, « Ad Astra », semble primordial, jusqu’à me reprogrammer une séance, ce que je n’avais pas fait depuis « Hacker », en 2015. Si « Ad Astra » est certes imparfait, c’est un film qui a le mérite de regarder son public, les yeux dans les yeux, et cela per aspera ad astra. Narrant, dans un futur proche, l’odyssée stellaire de Roy McBride (Brad Pitt) vers son père, dont l’expédition funeste orbite autour de Neptune, ce gouffre des chimères, alimenter par l’ensemble des thématiques inhérentes au cinéma de James Gray, met en exergue une véritable transmission entre fantômes, dans laquelle chaque constellation est une douleur. On y retrouve l’envie de filmer l’espace à la manière d’une vie cachée, au delà du solaire et du lunaire, à l’image des trajectoires que prenaient déjà « Interstellar » et « First Man », quelques années plus tôt. Sauf que James Gray peint le cosmos d’une manière bien plus despotique, comme le stipule le premier plan : du vide spatial, la caméra pivote jusqu’à faire dériver l’image vers la terre. Durant ces premières secondes, apparaît alors un halo de lumière, découpé par le mouvement de l’image. Nous sommes prévenus, l’un des piliers du film sera l’axe de la déconstruction : celle de l’idéal pionnier, des rapports humains, et de la nébuleuse intime d’un héros dont le casque miroir nous renvoie au vide sommeillant en lui, et en nous.


Cette déconstruction, c’est donc celle d’un héros : le fameux Roy McBride, projeté en pilotage automatique dans un voyage initiatique jusque sous les vents de Neptune. D’ailleurs, dés le début du film, le personnage chute sur Terre depuis l’espace, tout comme la structure sur laquelle il était positionner. Un homme, suivit par un monde. De quoi déjà interpeller sur ce qui enclenche notre propre perte. Un angle que le film ne cessera d’aborder. L’homme comme « dévoreur de monde » (ici la Lune), mais aussi comme bourreau de ses sentiments.


Ce qui interpelle d’emblée dans « Ad Astra », c’est que c’est un film sans lieu, pour ne pas dire sans temps. Le seul lieu qui n’acquit un certain intérêt de la part de James Gray, c’est cette fissure, la plus élémentaire de l’expérience humaine : la faiblesse. Roy McBride a beau être un héros, et le premier de la classe, il n’est qu’un paria. Son existence se fait dans l’ombre de son nom, son père disparu étant une célébrité. Il est en permanence soumis à un test psychologique, censé déterminer ses capacités et ressemblant plus à un Big Brother qu’autre chose. Mais il est surtout voué à une chose : répéter les erreurs de ce père qu’il recherche. Formellement peint de manière relativement académique, « Ad Astra » masque ainsi un cheminement orchestré avec une finesse inouïe : le film ne traite pas la force comme l’opposée de la faiblesse, mais la force comme l’acceptation de la faiblesse. Car qu’est-ce qui pousse les McBride (père et fils) à quitter la Terre ? Tout simplement la peur de leur vulnérabilité. Rappelons que le père de Roy McBride est parti pour Neptune quand celui-ci n’était encore qu’un enfant. Ce dernier est donc destiné à associer sa masculinité à l’absence. Tout le long du film, ses collègues s’enthousiasment : « quel courage votre père ! », « un homme brillant votre père ! ». Mais qu’à fait le père de Roy ? Il est tout simplement parti très loin, parmi les étoiles, avec des objectifs illusoires. Comme si ce monde avait préféré oublier que courage ne va pas nécessairement de paire avec distance.


« Ad Astra » regarde ainsi, d’un œil plus ou moins distant, les rapports humains, instrumentalisés par la conquête spatiale, comme l’illustre cette majestueuse séquence lunaire, face à laquelle on peut que saluer le travail du chef-opérateur Hoyte Van Hoytema. Dans le futur de James Gray, la Lune est l’objet d’une véritable guerre commerciale, tandis que Mars est une centrale des services de renseignements. Dans ce monde aux jalons méticuleusement dessiné, Gray trace la route de son héros, conflictuel et imparfait, à l’image de son film. Comme dit plus haut, « Ad Astra » est autant un grand voyage hypnotique qu’une déconstruction psychologique des obsessions de l’homme du futur. Le véritable per aspera ad astra, ici, c’est l’âme humaine. Cependant, James Gray évite avec vigueur l’odyssée façon « petit malin ». Il ne s’agit nullement pour Roy McBride de se transcender, mais plutôt de se réaliser. Où est la différence ? C’est que le personnage accomplit, le long du film, comme une renaissance, où il se fait lui-même, approfondissant sa compréhension de son être, se rendant également compte qu’il n’a aucune reconnaissance à attribuer à son père. Il faut alors revenir à « The Lost City of Z », précédente réalisation de James Gray, sortie en 2016, et relatant l’histoire de Percy Fawcett, un grand explorateur du XXème siècle s’aventurant dans les confins de la foret amazonienne, pour ne plus jamais en revenir, quitte à délaisser femme et enfants. En déconstruisant désormais l’enfant à la recherche de son père, James Gray interroge autant les actes que leurs conséquences, ainsi que le désir de renouer, et d’aimer ce qui nous échappe, faisant de « The Lost City of Z » et « Ad Astra » deux faces d’une même pièce, évitant scrupuleusement la cellule familialiste, piège dans lequelle Gray est souvent tombé par le passé.


En assemblant ses arguments, « Ad Astra » parvient à construire son espace dramaturgique au delà de la simple quintessence du voyage initiatique. Le film se réprime, autant que Roy McBride, et cela avec une finesse ­— notamment esthétique ­— navigant entre sobriété et spectacle total, reliant intimité et universalité comme la cristallisation d’un voyage au bout de la nuit. À la fin, les étoiles semblent ternes, dans cet espace où notre héros touche le fond. Mais là où « Ad Astra » semble le plus touchant, c’est qu’il demeure avant tout l’expression d’un intense désire d’images. Alors, oui, le film n’est pas sans se complaire dans certaines banalités du genre, si bien qu’à la fin, il semble impossible de ne pas penser « tout ça pour ça ?! », tant ses virages, même les plus serrés, semblent évidents. Mais cela serait réduire le film à des questions formelles, sans rendre compte d’un fait : « Ad Astra », malgré son calibre, n’a aucun problème à se rendre vulnérable, ne prétendant jamais dissimuler sa nature. Il avance, il évolue, et surtout, il aime son héros, pour de vrai, jusqu’à le pousser à lâcher prise. Quoi de plus humain, et de plus beau ? Corps dans le vide, et courage de vivre, de renaitre. Une sublime ode à la découverte de soit, et des autres, au service d'une humanité à la recherche d'une nouvelle conscience. En bref, une œuvre héroïque.


https://bowaynetherock.wordpress.com/2019/10/12/ad-astra-noli-me-tangere/

Kiwi-
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le 12 oct. 2019

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