La sélection Un Certain Regard avait mis l’accent, l’an dernier, sur les histoires de femmes, et particulièrement de femmes brisées en quête de reconstruction. Adam partage ainsi de nombreux thèmes avec un autre grand film de cette sélection, Une Grande Fille de Kantemir Balagov : la sororité, la grossesse, l’abandon, le deuil, le travail manuel. Pour un premier long-métrage, la réalisatrice Maryam Touzani impressionne d’ailleurs par sa capacité à mêler ces notions tout en racontant une histoire simple, limpide, jamais confuse et encore moins larmoyante. Ce sont des évocations, des regards, des sourires, des chansons, qui laissent entrevoir les cicatrices des deux protagonistes, dont la colère et le désespoir sont contrebalancés par la joie de vivre d’une gamine solaire, qui sert de médiation aux mots quand les maux sont trop grands.


Le récit coule, de la rencontre de Samia, jeune femme enceinte errant dans les rues, avec Abla, mère et veuve au visage grave, qui la recueille. Le trio se forme, l’ambiance est d’abord électrique : Samia a peur de déranger, de faire parler dans le voisinage, d’attenter à la réputation de sa bienfaitrice ; laquelle, d’ailleurs, ne lui laisse rien passer et lui fait bien comprendre qu’elle n’est pas la bienvenue, que son accueil n’est que temporaire. Bien sûr, la méfiance et l’hostilité se muent progressivement en respect et, sinon en sympathie dans un premier temps, au moins en empathie. La fille d’Abla permet, comme nous le disions, d’apaiser les relations, en étant à l’écoute de sa mère tout en mettant sa débrouille au service de Samia du haut de ses huit ans. L’amertume et le fracas du réel ne sont jamais loin, et la fin du film a d’ailleurs le bon goût de laisser en suspens certaines décisions, certains doutes. Par la délicatesse du jeu de ses actrices (superbes Lubna Azabla et Nisrin Erradi), par la pudeur de sa caméra, Touzani donne la priorité à la réparation des âmes. Des éléments déclencheurs, perturbateurs, nous ne saurons presque rien ; l’important sera de constater comment chaque petit détail, chaque attention, chaque signe de solidarité féminine posera un pavé de plus sur le chemin de l’amitié et de l’apaisement. Préparer des pâtisseries à l’improviste, ressortir des vieux disques pour exorciser de vieux démons, dire bonne nuit, apprendre à pétrir une pâte, et plus simplement vivre ensemble seront autant de « péripéties » salutaires.


Les hommes sont absents ; le seul courtisan d’Abla n’est jamais vraiment pris au sérieux, il sert davantage à rappeler au spectateur que dans cette société, une femme seule est souvent mal vue, et qu’elle ferait bien de trouver un mari. Laissant toujours ce rappel à la réalité sociale à distance (littéralement, en laissant toujours ce personnage masculin sur le pied de la porte), la mise en scène creuse au contraire l’intimité de ce foyer de femmes, portant toute son attention aux petits gestes (et notamment à ce travail manuel de boulangères aux accents métaphoriques évidents), aux regards durs et hésitants. Le cadre ne dépasse jamais les frontières de la maison, hormis au début et, on le devine, à la fin. L’intérieur pacifié prend l’allure d’un nouveau Jardin d’Eden, et ces trois femmes l’allure d’une nouvelle Trinité. Mais la naissance d’un nouveau-né, d’un « Adam », posera la question de l’équilibre. Peut-on élever un enfant dans ce semblant de paradis retrouvé ? Doit-on le livrer au monde des hommes ? Symbole du péché, symbole de la chute et en même temps créature chérie de Dieu, Adam est tout ceci à la fois pour Samia. Il n’est pas encore là mais il est l’enjeu du film : un tiraillement entre le bien et le mal, l’amour et l’abandon.


Ce qui est passionnant, dans le film de Maryam Touzani, c’est le pressentiment de ce qui n’est pas montré, ce qui échappe au récit, n’est qu’à peine évoqué (la mort d’un mari, une grossesse indésirée) ; le pressentiment des peines qu’ont dû endurer Samia et Abla avant de se rencontrer, qu’elles tentent de dépasser jour après jour mais que les plaies encore béantes peuvent à tout moment raviver. Et le pressentiment, donc, de la suite, de ce qui vient après la fin du récit pour ces femmes. Le passé et l’avenir sont pour elles incertains, dangereux ; mais le présent doux-amer du film, dans la réunification maladroite d’un foyer, est à la fois la promesse d’une paix possible et l’éphémère illusion d’une parenthèse enchantée.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 12 juil. 2020

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Jules

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