J'ai été dubitatif pendant dix minutes, et puis j'ai plongé dans l'obscurité du film. J'y suis d'ailleurs toujours.
La peur que Godard en soit devenu à faire du happening, que l'intérêt de son film ne soit finalement que dans la 3D (je n'ai pas eu la chance de le voir dans ce format) et qu'il n'y ait pas de corps ni de chair dans tout ça, de l'âme, du culot, certes, des symboles ; mais pas de mystère.
Du mystère pourtant, Adieu au langage en acquiert vite, par le ballet strictement hétérogène de ses composants : pendant une heure, on voit quelque chose qui se construit sous nos yeux, qui se malaxe dans les doigts du cinéastes, qui avance une chose et puis son contraire, va vers l'infini puis zéro, du flot des images vers le point blanc centrant l'écran. J'ai été ravi (pas surpris) de voir que le film, précisément, ne cachait rien à son spectateur, n'intellectualisait pas, ne compliquait rien, ne tentais pas de faire comprendre son intelligence avec toute la complaisance des petits maîtres. Godard n'est pas de ce bois là, Godard est du genre à mettre tout à nu, à porté de main. Il donne les clés pour le voyage, cet Adieu du titre. Le mystère, il n'est pas ailleurs. Le mystère, c'est la simplicité du film, c'est sa nudité. Là ou n'importe quel cinéaste aujourd'hui structurerait la pensée dans un seul but de sophistication, de volonté de rendre les choses lisses et donc forcément loin de nous, Godard est là pour dire non. Il dit : le cinéma se sophistique. Il dit : le langage est l'outil de cette sophistication. Et il donne un gros coup dans tout ça. Pas juste pour se défouler, mais juste pour dire Adieu - et en même temps Me revoilà. Autre paradoxe du film : chaque image semble elle-même persuadée qu'elle est un Adieu, mais le montage très travaillé du film, la rencontre avec les autres images, la contredit merveilleusement. Car le film ne patiente pas, il tranche. Il va vers les choses. Si une musique démarre, on attend pas qu'elle se finisse. On sent qu'une autre advient, pousse en dessous de la première, alors on coupe, brutalement, et on fonce sur l'autre. Si un dialogue, une phrase, un mot juste, amène une pensée, tout autre, on coupe, aussi. Il y a une urgence dans ce film, un plaisir des coupes et des ruptures qui forment un étrange ballet des sons, des voix, des plans. Godard filme des choses qui coulent : l'eau, les bateaux, le chien emporté par les torrents, les murmures vers les cris, les images vers leur double, les aboiements vers les pleurs d'un nouveau né. Dire adieu au langage, ce n'est pas quitter la vie, c'est la scruter d'ailleurs, dans un autre angle, dans un autre œil. C'est être à côté du monde, le bombarder de ses regards incompris, mais l'aimer au fond plus que l'on ne s'aime soi-même. Même quand la voix tremblante de Godard résonne dans le film, la sérénité ne quitte pas une seule fois l'écran.
Ne pas comprendre est devenu un plaisir maximum. Qu'importe les images qui se succèdent et le lien indéchiffrable qui les tient, il suffit de comprendre (comprendre au sens vivre, au sens ressentir) l'écoulement de l'une à l'autre, l'émotion douce que le raccord fait naître dans sa brutalité même. De quoi parle le film ? je crois qu'il parle de politique, de la nature, de la maîtrise des hommes sur la souffrance des femmes, d'un couple qui se déchire parce que le langage ne veut plus rien dire, de la création et de la fin d'un monde. De l'infini et de zéro (d'un extrême à l'autre). J'y ai senti une tristesse latente qui n'est pas une nostalgie, car le chaos du monde est passionnant à observer. Que la fin du langage est la chose la plus puissante à voir. Sur le petit museau de son chien, le cinéaste a placé pour terminer le film une caméra Go Pro. Il fallait une confiance dans beaucoup de choses pour faire cela. Dans le chien, dans la technologie, dans le cinéma tout court. Et cette confiance au cube conduit à des merveilles : les plus beaux plans de cette année, ils ne sont pas de Godard mais de son chien. Passage de témoin sublime : Godard s'en est allé, maintenant c'est à l'animal de scruter le monde et sa fin, les quatre pattes sur le petit ponton à l'entrée de l'île à regarder son maître s'enfoncer dans la forêt : Adieu au langage n'est définitivement pas un film de Godard, c'est le film de ce chien qui aboie en lui, dans son langage à lui, sa solitude à lui.



  • Retrouvez ce texte dans le n° 707 des Cahiers du cinéma, janvier 2015.

B-Lyndon
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le 30 mai 2014

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