Aimer, boire et chanter par BlueKey
Depuis les années 90 et sa première adaptation d'une pièce d'Alan Ayckbourn, on peut constater que les films d'Alain Resnais fonctionnent en duo, consciemment ou inconsciemment de la part du cinéaste : Smoking/No Smoking, On connaît la chanson et Pas sur la bouche, Coeurs et Les Herbes folles, et maintenant Vous n'avez encore rien vu et Aimer, boire et chanter.
Chaque film vient contredire le précédent, former un diptyque en yin et yang, reflets à la fois identiques et inversés. Les Herbes folles était lumineux, comme en réponse au crépusculaire Coeurs, mais les deux semblaient filmés en apesanteur, l'un sous le symbole des flocons de neige, l'autre de l'aviation. Chacun tournait autour d'improbables rencontres : tous les personnages de Coeurs se croiseront-ils ? Georges Palet finira-t-il par rencontrer Marguerite Muir dans Les Herbes folles ?
Si l'on veut s'amuser à voir chaque nouveau film d'Alain Resnais comme le négatif du précédent, on peut dire alors qu'Aimer, boire et chanter est le reflet lumineux de Vous n'avez encore rien vu. Les deux films peuvent être résumés de la même manière : des comédiens réunis autour d'une pièce de théâtre et d'un enterrement (passé ou à venir, d'un comédien ou d'un metteur en scène). Mise en abyme et passion amoureuse y sont toujours au programme. Deux œuvres tournées en studio, reliées par leur expérimentation autour du théâtre et de la pièce dans le film. Les acteurs y sont filmés en tant que tels, cabotins, comédiens interprétant des comédiens.
Mais à l'obscur et funeste huis-clos qu'était Vous n'avez encore rien vu, enfermé dans un tombeau fantastique, Aimer, boire et chanter répond par des extérieurs de la campagne anglaise, des jardins, des cours fleuries, redessinés en toiles de fond. A l'expérimentation austère de Vous n'avez encore rien vu, celle du Resnais « intello », s'oppose le vaudeville d'Aimer, boire et chanter, celui d'un cinéaste qui souvent voulut se frotter au genre de la comédie. Le résultat ? Moins bon que Smoking/No Smoking, bien mieux qu'I want to go home – pour citer deux œuvres de comédie de la filmographie d'Alain Resnais.
Le film commence... mal, sur un générique un peu laid, et peine à démarrer. La comédie se veut légère. Les premières séquences ennuient parfois, font mouche d'autres fois... On ne sait sur quel pied danser. Comme si une première partie était réservée à la présentation des personnages, et, surtout, du « système » mis en œuvre : des toiles peintes, mais avec un son d'ambiance naturel ; quelques gros plans sur fond abstrait pour isoler les tirades importantes ; des dessins de Blutch, des cartons comme au temps du muet, et quelques véritables plans d'extérieurs, en guise de transitions. Au sein de ce dispositif de mise à distance ludique et typiquement Resnais-ienne, les scènes de comédies s'enchaînent tranquillement, et l'intrigue de marivaudage prend naissance sans jamais sombrer dans l'hystérie.
Puis, petit à petit, la valse gagne en intensité. Les événements se resserrent, tout se précipite, alors que la mort de George approche. Nous pénétrons à l'intérieur des maisons des personnages, aux trois-quart du film (tout comme nous rentrions en immersion « à l'intérieur » de la pièce de Jean Anouilh, Eurydice, dans le précédent opus). Les scènes légères, les dialogues grivois, font progressivement place aux sentiments, à l'émotion. On retrouve, dans le final du film, le mythe de l'amour éternel, du couple, face à la mort effrayante, thème qui hante nombre des films de Resnais, depuis Hiroshima mon amour à ce dernier opus, en passant par L'Amour à mort. C'est la partie la plus intéressante du film, qui mène aux adieux, à l'enterrement, tout comme dans son film précédent.
Mais cette fois, l'enterrement est commenté en voix-off, joyeusement, sur une musique guillerette. Et la dernière pièce de la filmographie de Resnais se conclue ainsi, sur une dernière image mystérieuse, une dernière pièce de puzzle déplacée, déposée par une jeune adolescente. George, pour ses derniers jours à vivre, a finalement décidé de passer son temps en compagnie d'une très jeune fille, l'image de la vie même. Le thème de la jeunesse pointe d'ailleurs le bout de son nez, comme une taupe espiègle, tout au long du film : les comédiens s'inquiètent d'être trop âgés pour jouer leurs personnages, et les mots « chelou » et « fun » sont lâchés. Jusqu'au concert de rock, grande scène du film qui sert de revirement. Concert laissé hors-champ, comme derrière une vitre, qui sépare les jeunes du monde un peu vieillot dans lequel tournoient les comédiens avec allégresse. Un monde de carton-pâte, uniquement dans l'imaginaire et l'intellect, assumé en tant que tel. Aimer, boire et chanter laissera certains spectateurs sur le bas-côté de la route du Yorkshire, mais séduira probablement les connaisseurs de l'univers Resnais.