Mièvre Plastique
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le 23 févr. 2011
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Film qui étonne sans détonner dans la filmographie de Kore-eda, Air Doll traite avec une étrange légèreté d'un sujet pourtant lourd. C'est que, sous ses airs de conte absurde, il caresse des problématiques aussi graves qu'actuelles.
L'art de Kore-eda est de nous faire parvenir l'histoire de cette poupée sexuelle devenue vivante tout en conservant sa pudeur caractéristique, y compris dans les scènes qui, pourtant, suscitent une gêne certaine. C'est que ce malaise nous amène à réfléchir sur deux pendants ici complémentaires : la position de la femme dans la société d'une part, la misère sexuelle de l'autre. Deux facettes qui se nourrissent l'une l'autre et qui, dans leur cohabitation, trahissent le visage grimaçant d'une transition sociale. Car cette poupée qui devient vivante, c'est avant tout l'histoire de l'empowerement de la femme dans la société japonaise, et de tout ce que cela bouleverse dans l'organisation jusque-là "bien" réglée des rapports humains.
Notre héroïne nait au croisement des deux problématiques évoquées plus haut : elle représente tant l'objetisation désirée de la femme que l'incapacité des hommes à faire face aux femmes de chair, d'os et d'indépendance. Interchangeable à tous points de vue (par sa nature, fabriquée en série et arrivée dans un carton ; par sa fonction, achetée pour compenser une autre et aisément remplacée à son tour ; par son identité, puisqu'elle portera trois noms tour à tour), elle fonctionne parfaitement en tant que symbole d’une génération entière de femmes qui vont, comme elle, s’émanciper par le travail et la recherche de leur propre plaisir.
Son affranchissement progressif est visible à l’évolution de sa tenue vestimentaire. Elle nous apparaît d’abord nue ou en tenue de soubrette, objet de soumission et de désir pur, habillée à l’identique des figurines sur lesquelles fantasme un de ces jeunes hommes incapables d’adresser la parole ou même de croiser le regard de femmes devenues trop impressionnantes pour eux, et qui préfèrent se réfugier dans un monde d’idoles à l’aspect juvénile et donc moins intimidant (ceux-là même qui sont le cœur de cible de la culture dite « otaku »). Petit à petit, au-delà de l’uniforme qui marque son entrée dans la société du travail, on la verra se vêtir de manière moins sexualisée, sans pour autant renoncer à sa féminité.
A travers son aventure, celle qui a appris qu’elle n’existait que pour satisfaire les pulsions sexuelles de l’homme va ainsi, sans jamais être tout à fait capable de se défaire de cette idée qui a été imprimée en elle comme en tant de jeunes femmes bien malgré elles, partir à la recherche de ses propres émotions, comme de ses propres possessions ; en somme, de ses propres raisons d’être. Naïvement d’abord, puis avec de plus en plus d’aplomb, elle apprendra à s’affirmer et prendre sa place dans la société. Un métier, un amant choisi, un pouvoir d’achat, un amour-propre, un érotisme. Tant de conquêtes indispensables qui jalonneront son chemin. Une mue qui laisse pourtant entrevoir de douloureux ajustements.
En effet, si c’est une histoire positive qui nous est contée à travers notre héroïne, nombreux sont les personnages, autour d’elle, à subir d’autres tourments de la société moderne. Ainsi, si son propriétaire est fort antipathique, on s’apercevra qu’il n’est guère qu’un raté qui, incapable d’assumer une vie de couple et l’indépendance d'esprit de sa moitié, a préféré se réfugier dans un monde imaginaire où il est libre de se mentir, à l’image du personnage de l’otaku mentionné plus haut. On pense aussi à cette femme, de quarante ans peut-être, déjà rejetée par la société au profit de visages plus frais, et qui tente désespérément de se raccrocher à sa jeunesse. Ou ce vieil homme qui désespère d’un simple contact physique, lui que personne ne doit seulement toucher depuis des années. On trouve encore une petite fille dont les parents sont séparés, un hikikomori en rupture familiale, tant de personnages qui, bien que très secondaires, participent à cette fresque de l’éclatement des rapports humains, qui projette des reflets de film choral.
D’ailleurs, cette poupée remplie d’air est aussi l’occasion d’aborder une autre question, plus vaste, dans laquelle se débattent tous ces personnages : le sentiment de vide, profond, qui existe tout particulièrement dans les grandes villes, comme celle qui s’étale au-dessus des personnages, où la hauteur des immeubles écrase l’horizon et les âmes. Source de confusion, l’héroïne apprendra ainsi qu’il y en a beaucoup d’autres qui sont, comme elle, vides à l’intérieur. Vide qui ne peut être comblé que par le souffle d’un autre, même si cela suppose de se rendre vulnérable. Cependant, c’est surtout la rencontre avec son créateur, littéralement, qui sera l’opportunité de méditer sur sa condition. Lui dont tout part et à qui tout revient, il lâche ses créatures dans un monde où toutes ne trouveront pas la grâce et dont il les récupèrera brisées. Tendre métaphore du divin qui rappelle pourtant que mieux vaut souffrir que ne rien ressentir, car c’est le prix de la beauté éphémère de l’existence.
En somme, voici un film dont la portée sociale est extrêmement maîtrisée et amenée avec douceur. Baigné de poésie et riche de facettes, il souffre toutefois de lacunes sur ses aspects les plus superficiels. La gestion du rythme nous rend la seconde moitié du film beaucoup plus longue, et la direction d’acteurs est loin des prouesses auxquelles nous avait habitués Kore-eda. Cela reste dans le cadre intimiste des familles et en particulier des enfants qu’il sait faire preuve de la plus grande finesse. C’est peut-être à ce titre qu’Air Doll déçoit le plus car, bien qu’abordant un sujet plus mature, Kore-eda reste dans son thème fétiche de la fragilité des rapports humains, et son héroïne n’est pas si différente de ses jeunes personnages : après tout, cette poupée qui vient subitement à la vie est elle-même un enfant, à sa façon. Elle a tout un monde à découvrir, dans sa grâce comme ses injustices. On eut seulement voulu son visage aussi expressif que celui des personnages de Nobody Knows.
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Créée
le 4 janv. 2016
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