De l'encre indélébile sur le coeur
Alabama Monroe fait partie de ces films qui arrivent discrètement sur nos écrans et qui pourtant nous foudroie de par leur puissance et leur beauté. Félix Van Groeningen, belge de son état, nous livre ici une histoire d’amour qui nous semble a priori décousue sur le plan formel mais qui pourtant nous est limpide tellement celle-ci nous est livrée avec intelligence. Les flash-backs ne sont pas ici pour nous embrouiller mais interviennent quand des sentiments passés font écho à la scène qui nous est présentée. Ils ne nous perdent ainsi jamais.
Le film compte également deux autres tours de force supplémentaires. Tout d’abord, en nous décrivant cette histoire de deux « marginaux » ou, tout du moins, deux personnes atypiques (un musicien et une tatoueuse), Van Groeningen arrive à nous montrer l’essence même de l’amour. Et quiconque ayant déjà aimé, reconnaîtra des morceaux de son histoire sur l’écran. Il arrive à nous montrer tout aussi bien l’amour au sens universel qu’au sens particulier, en même temps, en un même instant. L’histoire d’Elise et Didier est un récit que l’on connait ou que l’on aimerait connaître (presque) tous sans pour autant avoir vécu leur vie non-conformiste. Et alors que l’on pourrait penser que les films sur l’amour ont tous déjà été faits, celui nous illumine par sa vivacité et sa fraîcheur. Comment alors ne pas tomber amoureux de ce film ?
La seconde réussite du film concerne un thème sous-jacent qui planera pendant toute la durée de l’œuvre. Dès la troisième minute nous apprenons que leur fille, Maybelle, développe à 7 ans un cancer dont elle peut se sortir si elle suit des traitements lourds (chimiothérapie entre autres). Et autant le dire, c’est LE sujet casse-gueule par excellence. Traiter de la maladie d’un enfant est l’une des choses les plus difficiles à faire quelle que soit la forme « artistique » exploitée. Pour en rester au cinéma, nous avions eu une tentative de Valérie Donzelli avec La Guerre est déclarée que la critique avait applaudi à deux mains (voire quatre ou cinq mains quand c’était possible) car elle avait réussi à ne pas tomber dans le piège du larmoyant. Effectivement, elle avait éclipsé tous les moments de réalité (la maladie chez l’enfant, la tristesse chez les parents) et n’avait gardé que les moments de joie (« ouais on nous annonce que notre fils a une chance sur trois millions de vivre mais on va l’annoncer avec le sourire à la famille ! joie joie joie ! », ceci étant totalement crédible …[1]). Sans compter le côté « haute » parisien qui rendait les personnages absolument antipathiques (exemple : alors qu’ils ont à poser une question ‘anodine’ médicalement à l’hôpital, le père dit à la mère « nan chérie, ne demande pas aux infirmières, elles sont incompétentes, on s’était dit qu’on ne demanderait plus qu’au médecin »). Bref, selon moi, La Guerre est déclarée était passé à côté de son sujet car son idée de base (« raconter le positif ») était surexploitée et mettait en péril la crédibilité du récit.
Ici, Alabama Monroe « reprend » en quelque sorte cette idée à savoir qu’à chaque moment « dur » (qui est, je le rappelle, inhérent à l’histoire), le réalisateur nous propose une scène de joie, de bonheur, de sourire comme pour contrebalancer la charge émotionnelle qu’il nous avait envoyé. Et ça marche. Ca marche si bien qu’il parvient lors de plusieurs scènes (et notamment une) à faire se mélanger les deux sentiments, les faire se rencontrer sans se heurter, à trouver une sorte d’équilibre magistral entre la tristesse et le bonheur qui crée un flottement mélancolique ET heureux, une émotion que je n’ai rencontré que trop rarement au cinéma.
Le réalisateur ne s’appesantit pas réellement sur la douleur de Maybelle, il n’est pas là pour ça. Elle nous est exprimée principalement dans un plan intelligemment construit où se succèdent de manière latérale plusieurs moments où Maybelle suit son traitement. Il est fait d’une telle manière pour que cela soit rapide et que l’on ne tombe pas dans un pathos forcené, ce qu’il réussit brillamment.
[1] A noter qu’il s’agit d’une « autobiographie », Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm (les deux acteurs principaux) ont effectivement un enfant qui s’est sorti par miracle d’une maladie…
Et ceci, est d’autant plus fort car trois autres éléments sont réunis. Je nomme la bande originale, la photographie et le jeu d’acteurs.
• La bande originale est principalement composée de bluegrass, genre musical dont joue le personnage de Didier puis celui d’Elise, symbole et point d’ancrage de leur histoire d’amour.
Il est le miroir de leur histoire et dès qu’il y a évolution et changement, le bluegrass lui aussi meut et s’adapte. Par conséquent, toutes les émotions du film sont cristallisées dans ses chansons et celles-ci serviront d’annonce des événements qui se déroulent (cf. Le Bluegrass : une guitare, une mandoline, une contrebasse, un violon et un banjo, leur histoire vue par Didier). Lorsque la musique du groupe d’Elise et de Didier se tait, une bande-son principalement composée de cordes (rappel du bluegrass) s’installe, devient stridente ou bien douce selon le moment où l’on se trouve ; à moins que l’on soit dans ces scènes où le réalisateur décide de laisser place au silence, parfaitement maîtrisé, généralement lourd de conséquences.
• La photographie est elle-aussi sublime, parfois osée. Elle joue sur les ombres et les lumières, développe tout un jeu de contrastes sur la froideur hospitalière, de la maladie et la chaleur de la lumière et des corps sains. Et que dire de l’une de ces dernières scènes que peu de réalisateurs auraient faites, risquées. Merci pour cette audace, Monsieur Van Groeningen.
• Enfin, la dernière et l’ultime qualité du film se trouve dans le jeu des acteurs, parfaitement parfait. Les acteurs épousent tout : la vie marginale, l’amour entre eux, l’amour pour leur fille, le bluegrass, l’univers et l’humanité. Que cela lui, Johan Heldenbergh, timide et doux ou elle, Veerle Baetens, chaleureuse et originale, les deux s’associent sans jamais détruire l’autre (je parle bien des acteurs). Le personnage de Veerle Baetens, du fait de sa construction, nous éblouie peut-être plus mais veille à ne jamais écraser son partenaire. C’est donc le nom d’une actrice mais aussi d’une chanteuse qu’il faut retenir. Elle est, pour moi, la meilleure actrice de cette année.
Les éléments qui suivent révèlent l’intrigue de l’histoire sous forme plus … « thématiques », à ne lire qu’une fois le film vu donc.
De l’encre indélébile sur la peau, leur histoire vue par Élise
Si l’affiche du film reprend le dos d’Elise, ça n’est pas un hasard. Son corps est le résumé de leur histoire, tout y est marqué, du début jusqu’à la fin.
Tout ce qui se passe dans la vie d’Elise se retrouve graver sur sa peau. Ainsi, sait-on que toutes ses histoires d’amour sont encrées et, une fois finie, se retrouvent recouvertes, inexorablement. Le dessin qu’elle liait à une histoire d’amour évolue, s’estompe mais reste cependant toujours présent sur elle. Encore une fois, le scénario exprime avec justesse ce qu’est un amour. La personne est là, présente, au premier plan mais quand elle s’en va, peu importe si les sentiments ont disparu, cette relation nous aura changé à jamais.
La relation d’Elise et de Didier étant la plus forte, le lien avec les tatouages est d’autant plus particulier. Ces derniers expliquent parfaitement le drame de leur histoire d’amour : leur incompréhension qui mène à leur séparation (physique). Didier veut continuer leur histoire d’amour en faisant le deuil de leur fille et en bâtissant son couple sur cette épreuve passée. Ce deuil fait partie de lui, fait partie de leur histoire d’amour et il ne peut le nier. Elise, quant à elle, ne peut procéder de cette manière. Elle ne peut vivre cette histoire dans une continuité, elle a besoin d’un changement, d’un renouveau pour pouvoir se réveiller de ce cauchemar. Elle ne peut plus aimer Didier de la même manière. Elle le voyait comme un père et ce dernier ne l’est plus. Elle veut reconstruire une histoire, une histoire saine sans drame. Car au fond, c’est peut-être cela que Maybelle voudrait. Cela passe donc par une nouvelle identité, une nouvelle identité de couple, de nouveaux noms. Alabama, Monroe. Didier n’aura donc jamais réellement quitté son corps mais sera bel et bien toujours au premier plan.
Le Bluegrass : une guitare, une mandoline, une contrebasse, un violon et un banjo, leur histoire vue par Didier
La musique est un thème primordial d’Alabama Monroe. Elle est la passion des protagonistes et nous raconte ce qu’il se passe. Et encore une fois, l’évolution de leur groupe de bluegrass traduira l’histoire de Didier et d’Elise. Il l’attire par sa musique. Lui est alors seul et semble habitué à l’être. Elle arrive comme un ouragan dans sa vie comme le jour où elle arrive à le bluffer en commençant à chanter. Elle devient alors le centre de sa vie, le centre de sa passion.
Cela n’étonne donc pas si le décès de Maybelle nous est montré sur une chanson où Elise est la seule voix. Elle lui raconte ce qu’elle a vécu le temps qu’il les rejoigne dans la chambre d’hôpital. Il s’agit du tournant du film et, pour la première fois, elle est véritablement seule pour toute la chanson.
Après cet événement, le rapport à la musique évolue. Alors qu’elle hésite, qu’elle se met un peu en retrait du groupe, lui, ne semble pas douter. Tout comme pour leur couple. Et lorsqu’elle est revenue, sous sa nouvelle identité, quand elle était prête à continuer leur histoire, sous un nouveau jour, il ne pourra s’empêcher d’intervenir et de rappeler le sort de Maybelle, sur… une scène.
Tout comme leur histoire, le groupe évolue. L’arrivée d’Elise les fait décoller. Des petites salles du début, on passe à des scènes qui semblent plus prestigieuses. Mais jusqu’à quand ?
Les Etats-Unis, pays de rêves et de désillusions
Il n’est pas, encore une fois, anecdotique que George W. Bush figure au générique du film. A priori symbole d’une liberté, cette liberté ne vaudra rien face à sa religion. Les Etats-Unis (du fait de son lien avec le bluegrass) représentent le pays des rêves pour Didier. Là-bas, il pourrait vivre comme bon lui semble. Être un chanteur de bluegrass ne ferait pas de lui un artiste marginal comme en Belgique, il pourrait tout construire par lui-même (d’ailleurs le fait que leur foyer ait presque été construit par leurs soins n’est pas anodin), vivre son « American Dream ».
Didier tombera malheureusement dans une désillusion, quand il comprendra que sa liberté est entravée par la religion et que cette dernière est prépondérante aux Etats-Unis. Par la religion, il considère que sa fille est morte. Et ce pays, sur lequel il comptait tant, ce pays qui est peut-être le seul à avoir les moyens pour faire les recherches scientifiques suffisantes, laisse la religion prédominée. Cette croyance même dans laquelle Elise se jette pour ne pas en finir, pour donner un sens au décès de Maybelle (d’ailleurs Alabama n’est pas neutre comme choix de prénom). L’incompréhension éclate donc dans le couple.
La religion salvatrice et coupable ?
En effet, la religion méritait d’avoir une partie pour elle-seule. La spiritualité d’Elise est particulièrement intéressante à suivre. La croyance lui donne de l’espoir qui est en permanence confrontée à sa raison. Quand Maybelle est tombée malade, elle offre sa Croix à cette dernière à laquelle elle tient plus du fait de la tradition familiale (la mère veille sur la fille) que d’une réelle croyance. Mais cette Croix muera, deviendra en quelque sorte l’Esprit de Maybelle à ses yeux. Elle a pourtant conscience que cela touche à de l’irrationnel mais elle a besoin de ça pour donner un sens à sa situation qui n’en a aucun. Quand elle décide d’essayer d’adopter le point de vue de Didier et quand elle débarrasse la chambre de Maybelle, elle range cette Croix au fond d’un carton. Elle ne la ressortira que lors du second tournant du film : pour rejoindre Maybelle, elle la mettra autour du cou. Elle se fait d’ailleurs tatouer une Croix sur sa nuque, mais à quel moment… Ca n’est pas si clair. Est-ce après la mort de Maybelle ? Après avoir justement rangé cette Croix, comme pour compenser ?
Le thème de la religion est omniprésent. Même chez la mère de Didier, qui est pourtant athée, on retrouve un cadre de la Vierge Marie, la Mère. Aucun plan ne montre Elise en train de regarder ce cadre, à quoi bon puisqu’elle n’est plus mère ?
A l’inverse opposé, Didier se réfugie dans une sorte de scientisme où la religion est, pour lui, la seule réelle coupable à la mort de Maybelle. Personne ne peut expliquer pourquoi cette dernière a été touchée par le cancer, et il ne s’agit donc de la faute de personne. En revanche, la religion est coupable d’entraver les scientifiques qui auraient pu sauver sa fille. Là où Elise voit dans la religion un souffle salvateur, Didier ne peut que la condamner. Une incompréhension s’installe de nouveau et contribuera à les éloigner.
Là où je trouve le film fort c’est qu’il est respectueux envers tous ces personnages, ni l’un ni l’autre n’a tort, le film ne sait pas et ne veut pas se positionner sur ce point-là. Moi-même qui suit athée, qui tient un discours qui pourrait clairement se rapprocher de celui de Didier, je peux comprendre pourquoi Elise croit (ou préfère croire) et, cela va plus loin, je veux la laisser croire pleinement ce qu’elle veut, si cela lui permet de revivre, si elle a besoin de cela. Sans pour autant jeter la pierre à Didier à quelconque instant. Il s’agit bien sûr, pour le coup, d’un point de vue strictement personnel.
Entre rires et larmes
Comme je l’ai dit précédemment, Félix Van Groeningen a réussi à filmer des scènes sous ces deux angles (tristesse et joie) en les rendant compatibles mais propose également une double lecture d’événements qui se déroulent au cours du film. Ainsi, la « terranda », ressort plutôt comique du film, nous parait quelques temps après beaucoup plus ‘tragique’ quand on découvrira la symbolique des corbeaux. De même, on rit du discours de Didier sur la non-évolution de cette génération martyre de corbeaux s’écrasant sur les vitres, et pourtant la situation où était placée Didier de devoir expliquer « pourquoi la mort » à sa fille de 7 ans était plutôt dure. Si l’on regarde de nouveau cette scène a posteriori, là encore, le fait que l’oiseau soit la possible réincarnation de Maybelle donne une lecture beaucoup plus noire de la scène.
Enfin, parlons de cette scène de mariage. Van Groeningen nous raconte cette étape du couple comme le moment d’apogée du couple puisqu’il nous le narre en dernier, le moment le plus « haut » du couple, pour pouvoir en faire un contraste encore plus net avec ce qui va suivre. L’ultime histoire qu’il veut nous raconter. Il s’agit en fait d’une sorte de miroir inversé. Le mariage symbolise (à leur yeux, vu qu’il ne semble pas tellement ‘officiel’ et plus un engagement réciproque), logiquement, leur union et l’ultime scène symbolisant leur séparation. Bref, lors de cette scène, un élément comique apparaît en l’incarnation d’Elvis. Ce dernier rythme la cérémonie en réinterprétant le fameux texte qui lie le couple, notamment en toussant exagérément lors du mot « santé ». Ce passage devient alors lourd de sens et prend une direction beaucoup plus mélancolique qui ne nous empêche cependant pas d’en sourire si l’envie nous en dit.