Voilà un film qui a malheureusement été mal compris par un grand nombre de spectateurs qui lui reprochent de ne pas être le film qu'ils voudraient qu'il soit comme une reconstitution exhaustive du périple d'Alexandre par exemple. Non, il me semble que le simple nom du film nous informe sur sa visée : ce n'est pas "Les guerres d'Alexandre", "Le périple d'Alexandre" ou encore "L'oeuvre d'Alexandre" mais "Alexandre", c'est le personnage et l'homme qui intéressent ici le réalisateur, pas une vision externe des évènements. Je précise avant toute chose que ma critique se fonde sur la version revisitée du film dont l'agencement et les ajouts changent notablement la tonalité et le sens du film.
Sachant la volonté première du réalisateur, on ne peut que s'incliner devant le travail d'un homme manifestement passionné - ou devrais-je plutôt dire fasciné - par son personnage. Toutes les scènes, tous les gestes, tous les décors, toutes les expressions, toute la mise en scène, toute la musique est dirigée vers la peinture psychologique d'Alexandre, figure ambiguë flottant entre le divin et le mortel. Il serait fou de vouloir étudier de manière exhaustive ce film qui révèle tant d'aspects, alors je vais m'attarder sur les éléments qui m'ont le plus marqué.
Tout d'abord il y a ce conflit permanent entre idéalisme et réalité. Alexandre ce rêveur devenu aveugle à tout autre chose que ses rêves et que ses idéaux, se voit littéralement bouleversé lorsqu'il est confronté aux dures réalités politiques et des bassesses du coeur humain. Sa mère d'ailleurs s'attache à toujours les lui rappeler, de fait Alexandre la fuit jusqu'au bout du monde (mais qui, paradoxalement, recherche sa mère dans Roxane), tout comme il fuit la réalité des conspirations en se réfugiant dans son idéal transcendant. L'image classique du grand Homme ici représentée avec finesse et passion, avec un souci du détail incroyable.
Ensuite vient le soupçon qui plane sur le film tout le long, en grandissant jusqu'à finalement se manifester par la mort d'Alexandre. Les regards, les discussions ambiguës que le spectateur voit se dérouler sans les entendre, les tensions muettes... Le soupçon pèse, le voile qu'a dressé Alexandre devant son regard la cache mais finit par céder à cette réalité par relents (Cleitos et consorts). Le spectateur sent que la situation lui échappe, voudrait prévenir Alexandre, s'indigne ! Mais ce qui est remarquable c'est également l'ambiguïté discrète et subtile que nous propose le réalisateur, nous aussi on finit par un peu douter d'Alexandre, de sa capacité à mener sa lutte, de son état psychique, de ses motivations ou encore de la légitimité de sa tâche. Le film n'est d'ailleurs globalement pas manichéen et ne donne aucune réponse, il ne condamne pas Cleitos mais ne l'approuve pas, le regard est neutre quand il le faut, même s'il est parfois dur pour un passionné de lutter contre sa partialité, et pour cela je lui tire mon chapeau.
Ensuite le film arrive à nous faire entre dans la peau du personnage progressivement et subtilement. On ne voit pratiquement que par lui, qu'à travers lui, si l'on excepte le récit par l'un de ses généraux qui est manifestement le porte -parole du réalisateur dans le film, la seule manière pour l'auteur d'exprimer son point de vue sans en ruiner la neutralité. On partage son bouleversement, inconsciemment l'on croit à son rêve, l'on devient presque aveugle. L'on comprend la difficulté de ses choix parce que l'on ne sait rien : Alexandre est un audacieux, un être intrépide, il avance dans l'inconnu avec sa foi, avec son coeur. Enfin vient l'ambiguïté sur la nature de notre empereur : doit-on le voir comme un héros, comme cet être exceptionnel, de la même manière que l'on aime voir les plus grands héros ? Ou doit-on le voir comme l'homme qui commet des erreurs, qui peut céder au vice, qui n'est qu'un homme tout simplement ? Oliver Stone aborde ici une question importante et classique sur le traitement que l'on doit faire des grands Hommes (aimerait-on voir César dans ses moments de vices ? Mais peut-on vraiment croire qu'ils n'ont en pas eu ? Non plus. La mémoire des grands hommes n'est-elle finalement pas celle que nous voudrions voir ?), et montre un Alexandre se débattant entre ses deux casquettes.
Voilà donc mon avis sur ce film qui ne mérite absolument pas que l'on dise de lui qu'il est une production bâclée. Qu'on aime le film ou pas, l'on ne peut nier le travail acharné (que ce soit dans la reconstitution du dispositif de batailel de gaugamèle respectueux de la stratégie d'Alexandre ou dans la volonté de dépeindre Alexandre dans tous les aspects dont j'ai parlé) de l'homme fasciné qui ne veut pas que sa pensée se perde pour des contraintes techniques dues au passage entre les songes et la production cinématographique. D'ailleurs le simple fait d'avoir sorti une version remaniée aussi différente de la première et manifestement tournée vers la vision que j'ai exhibée au début de mon message témoigne de cette passion. Subtil dans son approche (malgré les quelques lourdeurs sur le sujet de l'homosexualité et quelques poncifs) et non manichéen, voilà une superproduction qui malgré les apparences s'écarte notablement du blockbuster hollywoodien classique. Une grande fresque romantique et romancée (dans une vision assez proche du roman de Valério Manfredi) sur un des plus grands et fascinants conquérants de l'Histoire qui aurait pu être rallongée par l'incendie de Persépolis et l'intronisation en tant que Pharaon pour compléter la peinture de l'homme (même si certaines scènes palliatives plus modestes dans leur ampleur remplissent les même rôles respectifs dans le dessin de l'évolution de la vie et de la psychologie d'Alexandre).
Critique longue et analytique : https://lempiredesmots.com/2019/07/29/alexandre-revisited-chef-doeuvre-eternel-doliver-stone/