Alien n’est pas seulement l’acte de naissance d’une créature phare de la mythologie hollywoodienne : c’est aussi l’éclosion d’un cinéaste, qui fait pour ce second film des débuts éclatants avant un chef d’œuvre (Blade Runner) dont il ne semble jamais avoir pu se remettre.
Débauchant une grande partie de l’équipe fédérée par le monstre désormais mort-né qu’est le Dune de Jodorowsky, Ridley Scott comprend un élément fondamental : pour que son film soit fort, il faut dépasser la considération que son intrigue minimaliste laisse supposer : à cette linéarité étique d’un jeu de massacre en forme de comptine (il n’en resta que 6, puis 5 puis…), il oppose la luxuriance visuelle et la mise en place d’une atmosphère oppressante. Et sur ce registre, il impose son talent à toute la galaxie.
Alien nait, on le sait, dans le sillage du succès phénoménal de Star Wars : alors qu’il s’était essayé avec virtuosité au film historique pour son baptême cinématographique (Les Duellistes, un de ses meilleurs films), l’échec relatif du film le pousse à suivre la tendance. Mais sa science-fiction n’aura pas grand-chose à voir avec les codes aseptisés du genre. Réaliste, sociale (le spectre des inégalités entre membres d’équipage, la cynisme d’une direction qui méprise les vies humaines), laborieuse, l’avancée du Nostromo ne cherche pas à alimenter le fantasme habituel. L’appareil est malade, et les technologies proposées souvent défectueuses. Et, dans quelques références qui font forcément penser à 2001 : L’Odyssée de l’espace, l’humanoïde et l’intelligence artificielle Mother actent la fragilité des occupants humains.
L’émergence de l’occupation se fera ainsi par une série de relais qui ne cesse de renvoyer l’homme à son infériorité : caméras embarquée dans le vaisseau alien, liaison audio, écrans de surveillance, détecteurs de mouvement : le montage alterné est une constante, qui affirme clairement que voir, c’est survivre.
Et dans Alien, on ne verra presque rien. Paradoxe fécond qui ne fait qu’appliquer une recette vieille comme le genre, et qui reste tragiquement sous exploitée : moins on identifie, plus la tension s’accroit, parce que le plus talentueux et perfide des scénaristes prend le relai : l’imaginaire.
Pour l’exciter, rien de tel qu’une créature en plusieurs stades, née de l’inspiration du grand malade Giger. A la rouille et l’incapacité humaine répond l’animal organique ultime, en pleine possession de ses moyens. Le rôle du chat en est l’illustration : dôté d’un sens qui lui permet de ressentir une présence sans la vue, il survit, écoutant un instinct dont les hommes sont dénués. Puissamment sexuel, d’un œuf vaginal à une mâchoire phallique, l’alien vient colorer un univers aseptisé d’une chair horrifique : à la salle de naissance du premier plan qui semble ouvrir des couveuses sur des nourrissons laiteux succède l’explosion d’un thorax, et la figure initialement androgyne et détachée de Ripley va se muer en une femme guerrière, érotisée et laissant la voix à ses instincts les plus profonds.
Pour que la dynamique fonctionne, Scott fait de son unité de lieu un terrain de jeu. Pour avoir visité un ailleurs fécond, l’équipage emporte à domicile une présence hostile. La colonisation de l’espace par l’alien est progressive : il fait de sa première victime son hôte non consentant, avant de considérer le vaisseau entier comme sa propriété : il se fond avec le décor, fait sien ce labyrinthe jusqu’aux matières !tuyaux, parois qui suintent, rouille, graisse : tout peut lui être attribué.
Si Ripley s’en sort, c’est parce qu’elle finit par prendre la mesure de l’espace. Ce n’est pas en fuyant le vaisseau et en activant l’autodestruction qu’on survit, mais en apprenant de la bête. Le duel final se fait par un mimétisme qui expliquera bien des éléments de la saga à venir, à savoir les liens trouble d’Ellen (ici encore dénuée de prénom) avec l’extraterrestre : elle fait du lieu son allié, se fond littéralement à la paroi pour revêtir la combinaison, s’arrime à la structure pour expulser l’ennemi.
Dans l’espace, personne ne les a entendus hurler : mais Scott a gagné, parce qu’il a fait de nous les témoins fébriles d’une partie de cache-cache qu’on n’est pas prêts d’oublier.