A une époque où l’engagement ne semble plus de mise, Yves Boisset, grand adolescent re-né en 68 retrouve à l'aube des 80' la verve de sa grande période, celle des indignations, des pamphlets, violents, primaires, imparables – en y ajoutant à présent une vraie touche d’émotion, quelque chose d’encore plus personnel. Allons z’enfants est peut-être son meilleur film.
On pourra toujours dire qu’une charge contre l’armée en 1981 n’est plus d’une grande actualité – cela dit, peu avant, Boisset avait essuyé les foudres de la censure avec R.A.S., et il avait dû prendre les plus grandes précautions pour le tournage , engagé dans la plus grande discrétion. Et surtout le combat contre la bêtise, l’abrutissement absolu au nom des grands mots, celui qui ne vise qu’à anéantir l’individu avant même qu'il ait commencé à réfléchir et sans s'inquiéter de son avis, ce combat-là, s’il est mené avec intelligence, sera toujours salutaire.
Antimilitarisme primaire ? La question est sans doute de savoir ce qui est réellement primaire, du film ou des militaires. De fait, dans Allons z’enfants la bêtise peut revêtir des facettes multiples – de la violence absolument abrutie au harcèlement permanent, du mépris à la perversité sadique. Et les personnages composés par Jean-François Stévenin, Jean-Pierre Aumont, Jean-Claude Dreyfus, Jacques Debary, tous atroces et excellents, et couronnant le tout, au-delà de toutes ces compositions, Jean Carmet horrible et magistral dans le rôle du père, tous proposent une infinie variété dans la sottise et la violence. Le film d’Yves Boisset n’est pas primaire – car il offre aussi plusieurs alternatives, certes toujours très provisoires, des traits d’espoir en pointillés jusqu’au sein de l’armée – un officier lucide, un professeur sensible et cultivé, un oncle de la campagne affectueux, un bistrotier indigné, une jeune sœur presque amoureuse … Mais aucun n’ira jusqu’au bout de son affection pour le jeune rebelle, souvent par lâcheté, entre les condisciples souvent d’accord à condition de ne pas le dire et la petite amie (Florence Pernel avant, à peine identifiable), gourde, empotée, indécise et finalement ralliée à l’autorité imbécile. Allons z’enfants ne manque pas de nuances.
Et la réalisation d’Yves Boisset n’est pas non plus académique. Elle n’est certes pas tape à l’œil, par respect pour le sujet abordé et le drame qu’il décline. Mais il reste un travail énorme sur les décors (avec la réhabilitation remarquable de deux casernes désaffectées), sur les costumes (tous reconstitués) qui nous plongent de façon très subtile et très originale dans cet entre deux guerres : réaliste sans doute entre la reconstitution des intérieurs, les gares, les trains et leur fumée, et les casernes évidemment, mais original aussi, car dans cet univers, totalement fermé on ne croise quasiment jamais de civils, la vie réelle est comme absente dans l’univers fermé, borné des jeunes adolescents condamnés à l’armée. C'est ce que ne manquera pas de rappeler l’officier sadique interprété par J.C Dreyfus quand sa victime tentera de lui faire remarquer qu’on trouve A l’ouest rien de nouveau dans le commerce, "cela ne concerne pas l’armée". Et l’image, le traitement excellent de la photographie par P.W. Glenn, presque un noir et blanc en couleurs, ou encore des images passées, ou en gris triste avec une lumière qui peine à passer – à l’exception de deux séquences très parlantes : le séjour, presque édénique, aussi lumineux que bref à la campagne, et le blanc envahissant de l’hôpital, où la lumière prend le pas sur la couleur à l’image des yeux très clairs d’une belle infirmière.
Sur ce traitement de la couleur, le tout début du film, son ouverture, dit presque tout : une cour de caserne, la neige en quantité, un envahissement blanc, les troncs noirs d’arbres totalement dépouillés, des murs gris, et le long ruban tout aussi sombre des enfants de troupe qui défilent en chantant des rengaines militaires assez sinistres. Dans ce noir et blanc effectif, une seule tache colorée : le drapeau tricolore au sommet de la hampe au centre de la cour. Pas d’autre horizon.
Allons z’enfants raconte un destin brisé, celui d’un enfant à qui on a volé l’enfance, l'adolescence, à qui à aucun moment on n’aura laissé le choix. – même si, l’espace de quelques instants, la colère d’un mastroquet, les encouragements d’un professeur, une présence féminine, la découverte des livres, du théâtre , des films, l’espoir parvient à se faufiler. Mais on (il) reste enfermé dans un monde où c’est un crime de n’être pas d’humeur joyeuse quand résonnent les chants militaires, ou de lire A l’Ouest rien de nouveau ou Madame Bovary.
L’interprétation est parfaite – on a déjà évoqué les affreux, la plupart presque malgré eux, ce qui est encore pire, le père (Carmet) en tête, il y a aussi les gentils, Jacques Denis, Jean-Marc Thibault, Roger Riffard, Daniel Mesguich, ou même un très inattendu Serge Moatti. Il y a surtout un débutant parfait, Lucas Belvaux, dans sa révolte, dans sa souffrance, dans son au-delà de la souffrance et dans sa radicalité.
En réalité Allons z’enfants n’est pas un film antimilitariste. Ce serait ne voir que son versant négatif et à nouveau pencher du côté des abrutis – et de fait la conclusion du film peut sembler aussi cynique que pessimiste. Car Allons z’enfants est surtout, d’abord, un film radical, avec la plus radicale des morales. Le jeune héros est à maintes reprises traité par tous ses bourreaux d’anarchiste. Le terme est évidemment déplacé, employé par des individus qui en ignorent le sens, et ne concernent pas tout à fait le personnage, à la conscience politique certes très embryonnaire. Sa révolte se dresse contre toute forme de bêtise et toute forme d’injustice et repose sur un principe essentiel, effectivement radical, auquel il ne dérogera jamais, quitte à y perdre tout avantage (l’exemple très parlant de l’ultime rédaction bâclée pour ne pas avoir l’honneur de déjeuner avec les officiers), quitte surtout à se faire massacrer : être toujours en règle avec soi-même, quel qu’en soit le prix. Difficile de trouver plus beau principe, difficile de mieux l’illustrer.