(Spoilers)

Un film peut se voir, avant même d'identifier les intentions du réalisateur, comme une succession de scènes, et ce premier opus de l'Argentin Juan Sebastian Torales en comporte plusieurs qui sont mémorables. La scène d'ouverture nous introduit brutalement au coeur du drame dont on va vivre les péripéties : un ado de douze, treize ans, Nino, se fait, dans une ville du centre-nord de l'Argentine, insulter et tabasser salement par ses copains ou camarades de classe parce qu'ils l'accusent d'aimer les mecs - c'est dit en termes plus crus - (et là, il y a un plan de trente secondes quasi génial : tandis que la meute en furie s'acharne sur leur souffre-douleur et le balance dans une vieille camionnette décapotée, on nous montre un emmêlement de grosses grenouilles se serrant les unes contre les autres au fond de la camionnette, et il y a un parallèle qui s'établit entre l'espèce d'enlacement des batraciens et la mêlée, presque érotique, des garçons s'activant sur leur proie). Suite à quoi la mère d'un des agresseurs se plaint auprès de celle du jeune Nino, que celui-ci a une mauvaise influence (!) sur leurs fils et qu'il faut éloigner l'objet du "scandale". La mère emmène donc, au moins pour le temps des grandes vacances, ses deux enfants (Nino et sa soeur un peu plus âgée, Natalia) dans un lointain village rural où travaille leur père (il a une entreprise d'exploitation et de mise en valeur d'une forêt tropicale voisine du village). Naturellement, la soeur manifeste de l'humeur à avoir été expédiée en pleine cambrousse du fait de la "singularité" de Nino. Trois autres scènes, au minimum, sont particulièrement frappantes (et sans doute inspirées de l'adolescence du réalisateur). La première, sensuelle et ambiguë, se passe dans une piscine ; Natalia, ses amies et copains (de seize à vingt ans) y jouent à colin-maillard : avec un bandeau sur les yeux, il faut identifier tactilement qui on a attrapé dans la piscine. Dans la seconde, l'un des jeunes hommes de l'entourage de Natalia entraîne Nino dans la forêt, lui révèle ses avantages intimes, etc. et puis "Si tu en dis le moindre mot aux autres, j'te tue". Dans la troisième, Malevo, l'actuel homme à tout faire (de la maison où vivent l'entrepreneur et sa famille), un robuste gaillard dans la trentaine, à qui le mal-dans-sa-peau Nino inspire sympathie (et pitié), emmène celui-ci pêcher dans une large rivière aux eaux basses (c'est l'été) et, pour inviter le garçon à se libérer des contraintes religieuses dont il souffre manifestement, le gaillard se dévêt et se baigne nu devant lui. Subissant l'attraction de ce corps masculin, sain et musclé, Nino tente maladroitement de le caresser, mais Malevo, même s'il veut aider le fils du patron à dépasser ses peurs et à vivre ses désirs, connaît les règles et interdits de la société argentine et le remet gentiment à sa place.

J'ai moins apprécié la dimension fantastique du film, Almamula étant un monstre femelle qui, selon la légende du village, hante la forêt tropicale environnante et enlève ou fait disparaître les adolescents qui commettent le péché de chair et s'aventurent dans les sous-bois. J'ai trouvé cette dimension fantastique trop commode. Facile. Son exploitation dans le film (ombres et silhouettes fugitives, bruits sonores suggérant une présence "monstrueuse") génère quelques baisses de rythme, répétitions ou longueurs. Il me semble qu'elle n'était pas nécessaire à cette histoire qui, autrement, raconte plutôt bien le désarroi et les obsessions sexuelles d'un adolescent qui, atteignant la puberté, ne sait comment gérer les pulsions qui l'animent, alors que l'homosexualité est complètement réprouvée en Argentine à l'époque (fin du XXème siècle ?) et dans le milieu (catholique pur et dur) où il vit. En pleine crise pubertaire et d'acceptation de lui-même, Nino ne reçoit d'aide de personne (hormis celle limitée de Malevo), car personne, et certainement pas le curé qui le prépare, ainsi que les autres jeunes villageois, au sacrement catholique de Confirmation, n'a la solution de son problème et de ses souffrances. Dans ces conditions, il n'a plus qu'à quitter un monde qui n'accepte pas ce qu'il se sent être, et son seul recours c'est le monstre Almamula. Vient donc cette fin énigmatico-symbolique que je n'ai pas aimée, la jugeant trop facile et décevante. Avec, en plus, un plan final mal identifiable, qui s'avère être un chapelet de ballons s'éloignant dans les hauteurs du ciel bleu (chapelet de ballons lâché un peu avant, en "clou" de la petite fête organisée par les parents de Nino pour tous les enfants qui, avec Nino, viennent d'être confirmés dans la religion catholique). L'image du chapelet de ballons s'élevant dans le ciel une fois identifiée, elle prend alors une signification fortement ironique, puisque le spectateur sait qu'au même instant Nino est entré en relation avec Almamula, le monstre fantastique dévoreur des jeunes âmes perdues.

Je conclus. Almamula n'est pas exempt de maladresses au niveau du scénario comme de la réalisation, mais son contenu est suffisamment pertinent, et son climat général suffisamment juste et bien rendu, pour toucher, interpeller et dénoncer. C'est un opus ni gratuit ni vulgaire. Un bon premier film.

Fleming
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le 9 août 2024

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