Lors de sa sortie, cet objet cinématographique inclassable a tellement déconcerté et divisé la critique que certains ont volontiers déclaré que ce film "expérimental" avait davantage sa place dans les musées que sur les écrans de nos salles de cinéma. Une façon de l'ostraciser parce que l'on arrive pas à s'en saisir. Gus Van Sant avait, dans une démarche certes bien différente, déjà fait les frais de ce type de traitement avec son pourtant superbe Psycho il y a quelques années.


D'autres avaient réduit cette œuvre majeure a un simple hommage séduisant et appliqué à un genre lui même ultra codé et bien défini qu'est le Giallo italien des années 60 à 80. Ne voyant pas au delà de leur museau qu'Amer dépassait largement le simple hommage citationnel à un genre.


Évidemment tout cela n'est pas faux, mais Amer se situe bien au dessus d'un simple exercice de style un peu vain ou de l'œuvre de deux fans nostalgiques. Il est même d'une originalité et d'une modernité qui le placent d'emblée parmi les plus grands films vus cette année !


Et si, pour commencer, Amer était déjà tout simplement un film d'horreur, un film de genre, au sens le plus noble du terme. Du niveau de ceux qu'Argento ou Bava avaient pu produire au temps de leur splendeur. Suspiria ou La Baie sanglante sont aujourd'hui enfin reconnus à leur juste valeur, en tant qu'œuvres cinématographiques majeures, mais personne ne penserait qu'ils ne sont pas - avant tout - de remarquables et terrifiants films d'horreur. L'art, le cinéma d'auteur et l'horreur seraient-ils donc si antinomiques? Je n'arrive pas à croire qu'on en soit resté à des considérations aussi académiques du cinéma...


Le problème est sans doute que dans Amer comme dans Suspiria, la peur ne vient pas d'un quelconque processus narratif, d'enjeux psychologiques ou d'une identification à tel ou tel personnage, mais bel et bien du cœur même de la mise en scène.
Si l'on prend en exemple la magistrale scène d'ouverture de Suspiria, on en a là une illustration flagrante.
Comment faire naitre la terreur d'un plan sur des portes automatiques qui s'ouvrent, du vent qui s'engouffre sous une robe, d'ombres dans les arbres, de la pluie battante, alors qu'on ne sait encore rien des enjeux narratifs du film, de ses personnages, etc...
La première partie époustouflante d'Amer est du même tonneau, on ne sait rien de cette fillette et de sa famille et la trame narrative est réduite à son strict nécessaire, toute l'angoisse naissant absolument et strictement de la seule mise en scène, du mouvement, de la composition des plans, de l'utilisation admirable du son, de la couleur, de la musique (Stelvio Cipriani, Ennio Morricone, Bruno Nicolai...) et évidemment du travail de montage qui est véritablement impressionnant tout au long du film.


L'angoisse est pourtant bien présente, et profonde, un peu comme si l'on pénétrait le cauchemar d'une personne inconnue et en ce sens, le film est tout autant dans une filiation avec Cronenberg ou avec un surréalisme à la Buñuel qu'avec le Giallo. Cet aspect onirique est d'ailleurs une part très importante du film puisqu'au fil du récit la mise en scène se sert de cette confusion entre le rêve et la réalité comme d'une invraisemblable passerelle entre les différents âges de cette fillette/adolescente/femme sans qu'aucune rupture ne se fasse sentir pour le spectateur malgré l'opposition chaque fois radicale des codes visuels utilisés. On passe sans problème, alors de la complexité d'une architecture hantée et labyrinthique (évoquant de grands chefs d'œuvres tels que 6 femmes pour l'assassin, Suspiria, Inferno et surtout Profondo Rosso) à la surexposition solaire écrasante et à un érotisme torride évoquant d'autres pans du genre autant qu'il convoque le polar, le cinéma érotique ou le film de Bikers, puis à une nature crépusculaire faite de ronces agressives, de lumière de lune et de paysages impériaux.


Le tout semblant uniquement et aléatoirement guidé par la psyché de cette femme, son univers mêlé de peurs, de désirs, de fantasmes de viol ou de meurtre qui compose alors une lecture de l'oeuvre à un tout autre niveau:
Et si le film traitait alors clairement de la Féminité, des obsessions les plus obscures et refoulées, des peurs primales, de l'ambivalence du sang, des désirs secrets, des fantasmes extrêmes, du pouvoir d'attraction sexuelle, du rapport difficile à la mère et à la mort... ?


En cela Amer dépasse de loin le simple film d'horreur et propose un champ de lecture multiple propice à la réflexion et à l'interprétation comme seuls ont pu le faire par le passé des artistes comme David Lynch, notamment dans des œuvres telles qu'Eraserhead, Lost Highway ou Inland Empire.


Quand au final, éblouissant, que je ne dévoilerais pas ici, il m'évoque bien plus The Devil in Miss Jones que le Giallo à proprement parler. À la différence qu'au lieu de s'enfiler des gorges profondes au kilomètre, Ana rêve de fuite interminables dans des espaces clos, de poursuites freinées par des ronces, d'une humidité inondante au point qu'elle s'y noie, du regard de désir des hommes et de meurtres, de sang... La petite mort copulant volontiers avec la grande mort.


Et, au risque d'en froisser certains, pour moi Amer est un film de cette ampleur là, un véritable chef d'œuvre, déjà sur la voie du film culte et que l'on reconsidérera autrement dans quelques années, quelque soit la suite de la carrière de ces deux cinéastes, Hélène Cattet et Bruno Forzani, le film a déjà sa vie propre, qui échappe à ses auteurs.
Cet incroyable premier film (!!!) s'affranchit déjà avec arrogance et classe de ces encombrantes références pour marcher de ses propres pas et se présenter fièrement au public comme la naissance en grande pompe d'un univers artistique novateur, brillant et totalement unique.


La grande classe à l'italienne, mieux branlé que la moyenne et sans Aldo Maccione...


L'édition en DVD proposé par Wild Side est - comme à leur habitude - absolument irréprochable, on regrettera simplement que la galette ne soit pas plus copieuse en bonus (une bande-annonce et un court La Fin de notre amour), en effet, d'autres courts existent et surtout, j'aurais adoré pouvoir avoir un aperçu du travail préparatoire concernant le film, d'une interview ou d'un doc sur les différents participants au projet, production, casting, photo, montage, réalisation, son, musique, etc... Le film s'y prêtait vraiment...
Peut-être dans 10 ou 20 ans, quand le film ressortira archi culte et dans une édition ultime hyper collector...

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le 11 août 2014

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