Kazan a tant regardé l’Amérique qu’il fallait bien, à un moment donné, questionner les origines de cette population bigarrée qui la compose. America, America est la conclusion idéale à ce parcours, à rebours de ce qui s’est dit jusqu’alors : un pays qui découpe et colonise ses espaces (Le fleuve sauvage), qui tente de contenir les élans libertaires de la jeunesse (La fièvre dans le sang), mais aussi et surtout un pays neuf de forces vives venues du monde entier.
Pour cet opus, de loin le plus intime du cinéaste, puisqu’il raconte l’histoire de sa propre famille, le cinéaste s’accorde toutes les libertés que, justement, l’Amérique ne permet pas en termes de format : près de trois heures de film, le retour au noir et blanc, et un déséquilibre voulu dans cette conquête d’un pays rêvé qui sera sans cesse repoussé.
Car, comme son titre ne l’indique pas, le film traite avant tout de la Grèce, de son contexte dans cette fin tourmentée du XIXème siècle sous la domination turque, et d’un individu pris entre les feux du modèle familial, national et géopolitique. Stavros est filmé dans toutes les situations, et l’aridité des paysages n’a d’égale que sa détermination à les traverser jusqu’au-delà de l’horizon. Le parcours sera semé d’embuches, et la démonstration se fait dans une certaine forme de douleur : pour quitter la mère patrie, le protagoniste expérimente le délestage de toutes les valeurs qui auraient pu l’y attacher : la figure d’un père qui doit se compromettre avec l’occupant, les vols successifs qui le voient tout perdre, l’expérience d’un mariage qui lui fait entrevoir la terrible routine des citoyens sans rêve.
Pour accompagner cette trajectoire, Kazan opte pour une esthétique aussi brute que ces contrées, une sorte de remontée dans l’histoire du septième art elle-même qui retrouverait l’authenticité que n’ont plus les grands studios. Ses portraits sont résolument expressionnistes, le style haché, proche du formalisme russe et du cinéma muet, et le rythme inégal, avec, reconnaissons-le, quelques longueurs sur l’exposition. Mais l’œuvre y gagne en aspérités et dépasse les prérogatives habituelles d’une grande saga en cinémascope.
Sans cesse repoussé, le voyage questionne aussi, au regard de la filmographie, des thématiques totalement fantasmées par l’impétrant au Nouveau Monde : ce rejet de la tradition qu’il fait à sa future épouse, qui lui explique qu’avoir un enfant le calmera dans ses ardeurs est une forme de naïveté que viendront justement contredire les autres films de Kazan, qui feront état des promesses non tenues d’un pays dans sa condition ouvrière, son capitalisme dévorateur ou son puritanisme phagocytant.
Un regard complémentaire pour comprendre la valeur singulière de cet opus dans une œuvre qui embrasse à elle seule le portrait d’un pays, et de ces individus qui en constituent la masse mouvante, toujours mue par des illusions et qui, malgré l’adversité, y puise la force d’aller de l’avant.
(7.5/10)