Depuis les frères Lumière jusqu’aux frères Coen, en passant par les frères Taviani et les frères Dardenne, les duos de réalisateurs fraternels sont assez nombreux dans le cinéma mondial. Il est à remarquer que leur pendant féminin n’a pas encore pointé le bout de son nez, en tout cas pas en accédant à une reconnaissance internationale. Les duos de jumeaux sont plus rares, même si les frères Tarzan et Arab Nasser comptent déjà un certain nombre de réalisations à leur actif. Il semblerait que les thématiques du double et de la famille (et de l’ « innocence » ou de la culpabilité !…) travaillent plus explicitement la filmographie des jumeaux Damiano et Fabio D’Innocenzi, nés à Rome le 14 juillet 1988, puisque leur premier long-métrage, « Frères de sang » (2018), imaginait une amitié masculine se faisant fraternelle dans le meurtre et le sang, et que le deuxième, « Storia di vacanze » (2020), met en scène une famille de plus en plus dysfonctionnelle à l’occasion d’un temps de vacances.


« America Latina », qui doit son titre à la province d’Italie, la Latina, dans laquelle l’action s’inscrit, donne à voir un dentiste, Massimo Sisti (campé de façon convaincante par Elio Germano, qui incarnait déjà le père dans le deuxième long-métrage des frères D’Innocenzo), à qui tout semble sourire, que ce soit sur le plan professionnel ou privé : son cabinet, doté de deux assistantes, tourne bien, Massimo possède une belle villa à l’américaine, dans laquelle il abrite sa superbe femme, Alessandra (Astrid Casali), et ses deux filles magnifiques, Laura (Carlotta Gamba) et Ilenia (Federica Pala). Régulièrement, il retrouve son ami très proche, Simone (Maurizio Lastrico), presque son double, tant ils se ressemblent et tant ils semblent ne pas avoir de secret l’un pour l’autre. Ensemble, ils parlent, de façon presque intarissable, et l’alcool accompagne souvent ce flot de confidences. Mais cet équilibre, dans lequel le filmage s’attachait d’emblée à nous faire percevoir de discrètes lézardes, vole en éclats, lorsque Massimo découvre, ligotée dans sa cave, une jeune fille (Sara Ciocca), aussi terrifiée qu’affaiblie. Que s’est-il passé ? Qu’a pu faire, ou subir, Massimo ? Après le soupçon se tournant en premier lieu vers Simone, c’est sa propre psyché que Massimo se met à questionner. Jusqu’où peut-on être double, perdre le contrôle de soi-même ?… On le sait depuis la psychanalyse : la cave, comme le grenier, sont des espaces domestiques aptes à métaphoriser l’inconscient…


Le scénario, également élaboré par les deux frères, n’est pas sans reproche, questionnant exclusivement la figure du père de Massimo et écartant absolument la mère, alors que l’on peut légitimement s’interroger sur cette instance, compte tenu du traitement par ailleurs réservé au féminin… Il n’empêche : le jeu très habité d’Elio Germano, le duo mystérieux avec l’ami, le rôle joué par l’eau, qui lave, entretient la vie mais peut aussi la menacer, l’image très soignée, mais aussi très créative, de Paolo Carnera, avec Adrea Grossi en chef opérateur, le travail sur les sons effectué par Maricetta Lombardo, la musique, subtile, du groupe Verdena, tout concourt à envoûter le spectateur et l’amène à consentir à s’embarquer sur cette barque de la folie, l’image de la nef étant vite présente dans le film, à travers la piscine en forme de barque, ou d’œil stylisé, qui se dessine au pied de la maison.

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le 7 juin 2022

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Anne Schneider

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