American Gangster, à l’instar de The Godfather (Francis Ford Coppola, 1992), investit la mafia comme une vaste famille au sein de laquelle on s’appelle « mon ami », « mon cousin » ou « mon frère » afin d’expliciter les liens symboliques de parenté, en réalité axés sur la confiance et la soumission à un être supérieur, à un Créateur qui affirme d’ailleurs n’appartenir à personne. Aussi le long métrage rejoue-t-il les thématiques essentielles au cinéma de Ridley Scott, à savoir la propension d’un individu à se soustraire à sa condition de mortel pour s’élever et tirer de lui une forme de transcendance : « quand on est le patron, on fait ce qu’on veut ».


L’intelligence du scénario de Steven Zaillian réside alors dans la formation de deux familles concurrentes dont l’une se développe aux dépens de l’autre : non pas la mafia contre la police, puisqu’une majeure partie des agents de la brigade des stupéfiants sont des ripoux, mais une poignée d’incorruptibles contre mafia et police réunies. Richie Roberts (Russell Crowe) rassemble autour de lui des hommes intègres qui démantèlent le réseau de drogue impliquant jusqu’à l’armée de l’air – donc la complicité de soldats et celle de l’Oncle Sam, aussitôt dénoncée aussitôt étouffée. Le cinéaste utilise le démantèlement comme un fil qu’il tire pour démasquer l’hypocrisie à l’œuvre dans les grandes villes américaines, qui sont autant de forteresses imprenables tirant leur pouvoir d’elles-mêmes. Des cités de diables au sein de la Cité de Dieu.


Frank Lucas (Denzel Washington) incarne cet ange déchu dont les ailes brûlent à mesure qu’il se rapproche du soleil : sa détermination à se dispenser d’intermédiaires pour se procurer de la drogue, son souci de « la vendre deux fois moins cher alors qu’elle est deux fois meilleure » le changent en un Créateur autosuffisant. Ses détracteurs lui reprochent de « bousculer l’ordre naturel des choses », convaincus que « la chose la plus importante dans la vie, c’est l’ordre » ; il est le bras armé d’une révolution et incarne la transition entre deux âges de la mafia, à l’image de Michael Corleone. Or, une révolution ne saurait faire l’économie du sang et du chaos : toute création exige la destruction. L’éventration du corps des hôtes colonisés puis du vaisseau-mère dans Alien (1978), l’aveuglement d’Eldon Tyrell par le réplicant qu’il a créé dans Blade Runner (1982), l’exécution d’innocents pour installer un réseau d’espionnage américain dans Body of Lies (2008), la mise à feu et à sang des villages et des bourgs qui refusent de payer au roi les nouvelles taxes dans Robin Hood (2010).


La mort pour la vie, tout cela au nom de la « pureté », terme qui jalonne le cinéma de Ridley Scott, dans lequel les personnages se livrent malgré eux ou consciemment à l’eugénisme, et qui est perceptible ici avec la cocaïne « pure » vendue par Lucas. Face à lui se dresse Richie Roberts, flic intègre et donc méprisé par ses pairs, dont la caractérisation échappe pourtant à toute axiologie : s’il est incorruptible dans son travail, il s’avère être un père défaillant aux yeux de la justice. Il vit dans l’illusion que l’honnêteté lui fera « gagner sa place au Paradis », selon les mots de son ex-femme. Scott s’attache à faire de lui un individu impuissant et isolé, en témoignent ses innombrables aventures sexuelles sans lendemain et son départ des locaux de la police : il est seul dans un bureau vidé de ses dossiers, il prend ses affaires, éteint les lumières, claque la porte derrière lui.


En somme, Lucas comme Roberts s’illusionnent en vivant pour des idéaux chimériques ; voilà pourquoi le cinéaste retarde à ce point leur face-à-face – il faut attendre le dernier quart d’heure de film, soit 2h20 ! – et enchâsse leur trajectoire personnelle et professionnelle : ils composent les deux versants opposés d’une même médaille, celle de l’aveuglement devant une transcendance factice. Leur réunion, d’abord sérieuse, mute en rigolade. Deux amis, en somme, qui se tiennent par la main. Un chef-d’œuvre.

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le 22 avr. 2021

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