Après quelques films pour le moins ternes, American Sniper marque le retour du Eastwood réalisateur comme je l'aime. Du bon Eastwood, reprenant ses thématiques et ses procédés habituels. Et même si ce film n'est pas à la hauteur d'un Gran Torino, il s'en dégage un portrait sans concession d'une certaine Amérique et une attaque frontale contre une certaine forme d'endoctrinement patriotique.
Officiellement, American Sniper est le biopic de Chris Kyle. Sauf que, soyons bien clair là-dessus, ce film n'a strictement rien du biopic. Les scènes d'enfance sont torchées en cinq minutes.
Cinq minutes pendant lesquelles, cependant, Eastwood dit l'essentiel. Les propos qu'il tient sur l'enfance de Kyle mettent en valeur une éducation basée sur l'image de la virilité américaine. Kyle a été élevé avec, en tête, un mélange entre John Wayne et Jésus-Christ. Les propos de son père sont éloquents : "il y a trois catégories d'hommes : les moutons, les loups et les chiens de bergers".
Cette phrase est, pour moi, essentielle à la compréhension du film. d'abord, elle est typique d'une certaine pensée américaine (oxymore ?) qui a tendance à effacer les nuances pour en arriver à catégoriser les individus en bons et méchants. Nous ne sommes pas loin du fameux "si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous". En gros, si tu ne fais pas tout pour défendre les tiens, alors tu es un lâche, ou un criminel (ce qui revient au même).
Ensuite, cette sentence va déclencher, chez Kyle, une sorte de syndrome christique. Il est le Sauveur. Chaque fois qu'on lui parle du nombre d'adversaires tués, il inverse le propos pour mentionner le nombre de ses collègues qu'il a sauvés.
Au point que ça en devient un obsession. Kyle n'est bien, finalement, que sur les toits irakiens poussiéreux d'où il peut faire des cartons. Il est même un des rares à regretter de rentrer aux USA.
J'ai pu lire, ici ou là (mais surtout ici), que les scènes en famille sont répétitives. Je ne le pense pas. Elles sont même importantes, puisqu'elles montrent un cheminement. Kyle se trouve, progressivement, confronté à ses contradictions. Il prétend défendre sa famille, mais il n'est jamais présent auprès d'elle.
C'est cette contradiction que le cinéaste va mettre en évidence. Il est souvent absent et, même quand il est là, son esprit est encore en guerre.
Les scènes de couple sont, en ce sens, absolument remarquables. Kyle est constamment tiraillé entre couple et guerre, et choisit la guerre, la plupart du temps. Lorsque sa femme commence à avoir ses contractions, il parle de ses copains tués au combat. Lorsqu'elle appelle, il est pris dans une fusillade, et cela donne une des scènes les plus représentatives du film, de cette communication interrompue entre sa femme et lui.
La guerre devient pour lui une obsession, alimentée par une sorte de responsabilité quasi-divine de sauvetage , sinon de l'humanité dans son ensemble, du moins de l'Amérique (ce qui, dans son esprit, revient peut-être au même).
Comment, alors, ne pas penser à tout ce que l'on a pu entendre et lire ici ou là, au moment de la guerre d'Irak, par exemple ? Comment ne pas se rendre compte que le sniper perd alors son identité pour devenir un symbole. American Sniper n'est décidément pas un biopic de Chris Kyle : Eastwood se contrefout de cet abruti comme de sa première chaussette, et ceux qui prétendent rejeter le film parce que Kyle était une enflure raciste fascisante passent d'emblée à des années lumières du propos du cinéaste.
Ce que Bradley Cooper interprète brillamment dans ce film, c'est le va-t-en-guerrisme américain, cette philosophie qui prétend que les USA sont les maîtres du monde, que leur culture est la plus importante, que le pays a vocation à être le gendarme de la planète, voire de l'univers. Eastwood massacre littéralement la prétention universaliste de son pays et sa volonté d'imposer ses convictions à tout le monde à grands coups de chars et de drônes s'il le faut.
Pour bien montrer la ruine littérale de cette prétention, Eastwood montre le conflit irakien d'une façon bien ambiguë. Faisant référence de nombreuses fois au désastre vietnamien, le cinéaste décrit une guerre sans enjeux, une suite absurde de combats face à des ennemis de plus en plus nombreux.
C'est dans ce contexte qu'intervient le duel des snipers. Pour inverser le propos. Pour que les chiens de bergers deviennent les moutons. Pour montrer que la supériorité technique et financière américaine ne les protège pas contre la fureur des rebelles. L'un des propos, à la fin du film, est très significatif :
"La question est : quand l'honneur disparaît-il pour se transformer en actes de guerre injustes, où des moyens déséquilibrés nous consument totalement ?"
Outre la réflexion sur l'héroïsme, réflexion habituelle dans la filmographie de Eastwood-réalisateur, le cinéaste nous propose ici un des films les plus virulents contre la guerre d'Irak et contre l'impérialisme américain. Dans ce contexte, le déferlement de drapeaux américains lors des funérailles de Kyle apparaît comme, au mieux, une sombre ironie, au pire un aveuglement auto-destructeur.