Passant il y a quelques jours le cap des trois cent millions de dollars de recettes aux Etats-Unis, American Sniper connaît un immense succès outre-manche. On ne saurait trop dire si ce sont les unanimes et élogieuses critiques américaines ou bien les six nominations du film aux prochains Oscars qui ont déclenché cette frénésie populaire mais à l'évidence, les spectateurs américains (pourtant majoritairement contre l'intervention, ceux-ci ayant élu Obama sur le retour des troupes qu'il prônait) se sont pris à admirer l'énième retour derrière la caméra d'Eastwood, pour un spectacle peu nuancé, mais réalisé de main de maître.
Si l'on sait le positionnement politique du réalisateur de quatre-vingt-quatre ans (républicain mais isolationniste), son film ne peut pour autant se résumer entièrement à une projection propagandiste sur la justification de la guerre en Irak. Il déploie, premièrement, des moments remarquables de tension durant lesquels Bradley Cooper et ses vingt kilos supplémentaires s'agrippent à la gâchette comme le cinéaste à ses idéaux. La guerre - du moins ce qu'il choisit d'en montrer - est ainsi parfaitement filmée, particulièrement lors de séquences d'intervention prenantes ou d'autres, vues à travers la cible de Kyle, tout aussi redoutables et angoissantes.
Le montage sonore qui leur est caractéristique est d'autant plus frappant que le téléphone satellite que Kyle porte avec lui constitue parfois un lien direct avec sa famille laissée sur le sol américain. C'est une des facettes les plus renversantes du film : lorsque les deux sphères (familiale et guerrière) s'entrechoquent par voix et bruitages interposés, parfois jusqu'à se ronger l'une l'autre, et que la constatation qu'il y aura toujours ce tourment de la guerre entre elles apparaît.
Problème : le metteur en scène ne s'y attelle que trop rarement, préférant bien plus souvent la focalisation quasi-cérébrale sur son personnage principal. Sans y plonger jusqu'à l'introspection, il se positionne assez clairement dans la tête de son soldat et en éclaire inévitablement la fibre patriotique. Celle d'un personnage qui ne cherche jamais à comprendre pourquoi il est là, ni le sens de la guerre qu'il mène ou la raison de son intervention, préférant se réfugier derrière la constante "Je suis au service de mon pays" et une image ou deux d'attaques anti-américaines tirées de l'écran de son poste de télévision. Incapable de quelconque nuance, il (Kyle ou Eastwood, c'est selon) gomme tout contexte géopolitique, tout fait historique, n'amène aucune réflexion sur le conflit et ses causes ; pire, il filme l'Irak et sa population comme un arrière-plan unanimement conflictuel ou intéressé, n'édulcorant que les pratiques américaines, dont on sait (grâce au journalisme ou à des films neutres comme Zero Dark Thirty) qu'elles étaient bien pires que ce que l'on veut bien nous montrer ici.
Au final, c'est bien Chris Kyle l'assassin, pur produit redneck, mâchoire dure et tout en muscles, qui reçoit au traitement le plus favorable. Lui qui pourtant, paraît insaisissable tout au long du récit, se morfondant de la guerre une fois rentré, puis s'y habilitant immédiatement une fois retourné combattre. Lui qui, revenu définitivement au pays, devient soudainement bon père de famille sans remords et sans séquelles une fois passée cette rencontre avec les anciens combattants mutilés au combat. Lui sur qui l'on sentait pourtant, quelques plans plus tôt, planer la menace d'un dérapage incontrôlé, plongeant dans les bras de sa femme un pistolet en main, figure du spectre de la guerre qui les habitera jusqu'à la toute fin. Lui dont, enfin, le temps de l'apparition du générique, la mort tragique sera célébrée de manière presque héroïque, du moins glorifiante et unilatéralement complaisante.
Aussi le suivi constant de ce soldat et la (sa ?, c'est l'éternelle question) représentation parcimonieuse des événements appelait-elle à une consubstantielle ambiguïté. Il y avait pourtant de belles choses à exploiter : le personnage de sa femme, sa persuasion d’œuvrer pour le bien sans avoir conscience du mal qu'il cause, le bruit des perceuses lui aiguisant l'oreille une fois rentré... Reste qu'Eastwood sait filmer la guerre mieux que quiconque. Il est simplement regrettable qu'il s'y prenne, parfois, à la célébrer.