La juxtaposition des deux premières scènes (Chris Kyle ayant dans son viseur un enfant arabe armé d’une grenade et le même Kyle, lui aussi enfant, tuant un daim à la chasse aux côtés de son père) m’a écœuré d’entrée, me mettant directement mal à l’aise. Un état qui perdurera, néanmoins largement amoindri par l’ennui croissant au cours des deux heures suivantes, motivé par l’absence totale d’intérêt pour le héros Chris Kyle, un bloc de muscles et de certitudes, se croyant investi de la mission, initiée par le père autoritaire et conservateur, de chien de berger protégeant les brebis (le peuple américain ?) contre les loups (les Irakiens ?). Adapté du roman écrit par le tireur d’élite d’exception (plus de deux cents morts lui sont attribuées, lui ayant valu le surnom de La Légende), le film ne peut pas ne pas être manichéen, puisque son protagoniste se voit comme un sauveur (les vies de ses compagnons d’arme).
Avant de rejoindre le théâtre des opérations en Irak, Chris Kyle rencontre celle qui va devenir sa femme et la mère de ses deux enfants (un personnage présenté comme une chieuse ou une pauvre cruche, limité à l’éducation des enfants, la gestion du foyer, une femme égoïste incapable de comprendre les traumatismes de son mari à son retour) et fait ses classes avec force exercices physiques et humiliation. Tout cela est hélas filmé au premier degré, sans recul et sans la moindre réflexion de la part du réalisateur de Mystic River, continuant allègrement sur sa lancée, manifestement plus intéressé par les quatre séquences des opérations exceptionnelles menées par Kyle et ses coreligionnaires. Des moments réussis, mais n’est-ce-pas après tout inhérent au genre, d’autant plus qu’on peut supposer que ce vieux briscard de Clint a du savoir-faire et des moyens. Cependant, la gêne persiste : alors que quelques soldats américains meurent dans la grandiloquence, les ennemis sont tirés comme des lapins et tombent sans panache. Pis encore, on en vient à penser que la glorification de ce héros comme défenseur des valeurs d’un pays n’aboutisse qu’à l’effet inverse : ridiculiser l’arrogance de l’armée américaine qui semble agir avec pas mal de légèreté et de manque de bon sens (les appels de la femme de Kyle sur son portable en pleine opération relèvent du plus complet ridicule, comme les conversations façon collègues de boulot entre les soldats en faction). Suréquipée et surentrainée, cette armée offre le curieux paradoxe d’une efficacité gigantesque associée à un amateurisme déplorable, toutefois capable d’exploits hors du commun (atteindre le sniper ennemi à une vitesse justement inatteignable). Au manque de crédibilité s’ajoute alors la désagréable, pour ne pas dire nauséabonde, impression d’un film qui verse dans l’abjection : le ralenti de la balle, comme celui plus tôt de la grenade, est absolument indigne.
Le retour au pays après une mission de neuf mois (mais on n’a jamais la sensation du passage du temps) est source de problèmes pour le sniper, mais c’est une partie vite évacuée par le réalisateur qui oblitérera davantage son assassinat par un vétéran (qui aurait probablement fait un excellent personnage de cinéma) pour mieux terminer sur des scènes d’hommage avec force drapeaux et cortèges. Mais il est vrai que les drapeaux (suspendus aux maisons ou recouvrant les cercueils) sont au moins aussi nombreux que les armes (de guerre, de chasse, de tir à la foire, de salves lors des enterrements). À force de regarder par l’objectif du viseur du sniper, Clint Eastwood circonscrit terriblement son film, prônant en filigrane l’individualisme de l’héroïsation au détriment du collectif, l’absolue négation de toute idée de politique. Au final, American Sniper se cantonne à n’être qu’un simple divertissement, rehaussé par les séquences d’action (avec en climax la tempête de sable et sa lecture très biblique), qui réjouira tous ceux qui seront d’abord venus le voir pour ce motif.