J’ai vu ce film à sa sortie, soit il y a aujourd’hui 22 ans. J’avais été immédiatement séduit par ce récit choral plein de violence, portrait torturé de Mexico où un fracassant accident de voiture va faire entrer en collision le destin de personnages multiples étalé sur plus de 2h30 de récit. Fureur, panache, rythme et plaisir d’une narration tressée, tout était fait pour me séduire.
A l’époque, je n’avais qu’un modèle en tête pour faire le rapprochement, le fantastique Short Cuts de Robert Altman. Je ne pouvais donc pas faire le rapprochement avec Rashomon pour la répétition d’une même scène vue selon plusieurs points de vue, ou des Choses de la vie pour l’accident déclencheur d’un récit rétrospectif.
Pendant plus de 20 ans, j’ai donc compté ce film parmi mes préférés. Je n’ai pas fait trop attention quand j’ai trouvé 21 Grammes un peu poussif, et Babel carrément lourdingue, au point de ne même pas regarder Biutiful tant la critique de l’époque avait été assassine. Je suis reparti au front avec Birdman et The Revenant, pour un retour en grâce du réalisateur et des débats sacrément passionnants parmi les cinéphiles, sur les vertus de la forme et l’inanité du fond, propulsant le bonhomme sur un terrain familier de son illustre collègue Christopher Nolan.
Je ne sais toujours pas si c’est une bonne idée de revoir les coups de cœur de sa jeunesse. On casse quelque chose, comme lorsqu’on revisite les lieux de son enfance pour prendre conscience que leur taille a réduit par rapport à notre souvenir, tout simplement parce qu’on a grandi.
On peut, dans un temps premier, attribuer à notre nouveau regard une forme de maturité dont il sera aisé de s’enorgueillir. L’expérience, la lucidité, la culture, aussi, nous ont ouvert les yeux : on se laisse moins manipuler, on décèle plus rapidement les ficelles, et l’on peut très facilement opposer à la grossièreté d’un procédé une multitude d’œuvres plus fines, moins tape-à-l’œil et autrement plus émouvantes. Dès son premier film, Iñárritu marie ses deux marottes que sont le formalisme et la dramaturgie outrancière. La caméra à l’épaule lui assure un naturalisme compensé par une écriture qui joue d’un Shakespeare couleur locale sur les luttes fratricides, l’éphémère de la beauté ou le poids de la filiation, le tout ficelé par le destin de chiens qu’on va prendre soin de malmener à peu près autant que leurs maitres. Pour un premier film, le panache s’impose : le rythme est bien tenu, la violence frontale, les destins fracassés. Mais on retrouve aussi ce qui fera le sel toxique de toute son écriture à venir, une forme de sadisme assez gratuit transformant ses personnages en candidats aux avanies les plus ostentatoires, leur octroyant quelques sentiments dans le but de les frapper là où la douleur sera la plus grande. Cette valse des pantins conduit donc tout droit au gouffre, à l’image de cette situation où le tueur laisse les deux frères ennemis seuls avec un flingue entre eux : avec un surplomb rance de vengeance. Et ce n’est pas le flot de pathos final qui viendra équilibrer cette posture, nous laissant penser qu’il suffit de se couper les cheveux et se couper les ongles pour révéler, sous les traits d’un tueur cynique, les sanglots d’un papa gâteau.
On peut, dans un second temps, s’en désoler, et se dire qu’on aurait dû rester sur son impression première. Un souvenir agréable, qui nous renverrait à un temps où l’on analysait moins, où l’on baissait la garde pour prendre, sans filtre, des œuvres qui gardent le mérite de la fougue et de la sincérité. Ou tenter de retrouver ces dispositions et laisser sa chance à l’œuvre, sans faire peser sur elle des exigences devenues trop grandes au regard de l’Histoire du septième art.
Equation insolvable : s’il est bien un élan qu’on ne peut contraindre, c’est celui de la réception spontanée d’une œuvre d’art : lui succède nécessairement une décantation qui pourra faire des ravages. La seule réponse qu’on pourra donner à ce constat sur la fuite du temps et la maturation du goût, c’est le rapport aux œuvres immortelles : celles qui passent les décennies sans rien perdre de leur superbe, voire qui y gagnent à chaque visionnage. En ce qui me concerne, Amours Chiennes n’appartient définitivement pas à cette catégorie.