Sans Soleil
Dans ce qui restera l'unique long-métrage de Hu Bo, qui mit fin à ses jours peu de temps après l'avoir achevé, le fond et la forme s'associent pour accoucher d'une œuvre d'une grande force lyrique...
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le 8 janv. 2019
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Le constat ne manque pas de paradoxe : dans l’histoire de l’art, l’inspiration doit une part grandissante au pessimisme. Alors que les premières représentations insistent sur l’idée d’une trace à laisser pour graver la postérité, en honorant la grandeur des forces supérieures, divines ou humaines, la généralisation de l’activité créatrice laisse s’installer une muse bien plus puissante, davantage orientée du côté de la contestation, du démenti et de la destruction.
L’unique film d’Hu Bo puise l’intégralité de son souffle dans cette verve noire, et la parachève par le geste radical de son réalisateur qui se suicide à 29 ans, peu après avoir terminé son film issu d’un processus houleux durant lequel il garda ses forces pour en préserver la singulière intégrité. Soit un bloc de 4 heures, formaliste et radical, qui fait ses adieux à la Chine contemporaine.
Le constat est en effet sans appel : dans ces lieux décatis et rarement filmés, le pays est présenté comme une vaste étendue industrielle en état de pourrissement avancé, où les habitants apprennent à vivre par la résignation, se sachant les oubliés du système. Un dédale gris de béton leur offre quelques repères, étapes d’un parcours tracé à l’avance : l’appartement, le lycée, la maison de retraite, l’hôpital, cubes décatis interchangeables, dans lesquels se dispensent la même violence, la même injustice, la même misère.
Les parents sont démissionnaires, les vieux relégués hors du foyer, la police absente, les enseignants sans morale, les caïds tous puissants, et même les chiens sont égorgés. Le monde, en somme est déjà fini : l’Apocalypse est en cours, sans éclat, feutrée, glaciale, irrémédiable. L’amour est lui-même pétrifié dans la lucidité du dégoût, démis de ses fonctions du monde d’avant, lorsqu’on le rêvait encore salvateur ou riche des couleurs que le réel n’a plus à offrir.
Hu Bo loge, au cœur de cette fourmilière asphyxiée et paralytique, un récit choral où vont se distinguer quelques destinées, reliées par les coïncidences d’une intrigue résolument théâtrale, avec son unité de temps (une journée) et de lieu. C’est peut-être là que le film révèle le plus la jeunesse de son réalisateur, qui cherche à tout prix à ce que l’ensemble de sa distribution verbalise son pessimisme. Les dialogues enchainent ainsi les constats les plus noirs, invitant à la résignation face à une violence qui se répétera et l’immobilisme devant d’autres destinations où rien ne changera. Cette volonté de surligner les conclusions, alliée à une construction un peu mécanique des événements (enchainement des suicides, décès, passage à tabac, mort accidentelle, le tout huilé par la fluidité toxique des réseaux sociaux et un bon vieux flingue de Tchekhov) révèle, il faut bien le reconnaitre, cette immaturité du jeune créateur poussé par la fébrilité, l’enthousiasme, -et ici, l’urgence vitale du cri – à trop en dire.
Les ambitions sont néanmoins loin d’être uniquement scénaristiques. La longueur du film tient aussi à son rythme et son esthétique. Formé par Béla Tarr, Hu Bo se présente ici comme son digne héritier : plans-séquence étirés jusqu’à l’indicible, longs blocs de silence, primat du temps réel accompagnent des personnages dont l’errance est progressivement cristallisée par une poésie aussi désenchantée qu’hypnotique. La forme ne se limite cependant pas à un pastiche virtuose : elle épouse avec pertinence la vision du monde du cinéaste et le destin de ses personnages. Les grandes focales privilégient un point sur le premier plan, relèguent le décor à un flou qui densifie la grisaille d’un décor dont on ne peut échapper, et qui hurle en silence l’emprisonnement à ciel ouvert. Le travail sur le son prend d’ailleurs soin de toujours rappeler la présence de ce réel par un bruissement hors champ des sirènes, des trains, de pétarades diverses, un vrombissement sourd qui englue le parcours des personnages, qu’on suit dans une errance qui mettra du temps à trouver une destination.
C’est dans cette lenteur que peut se construire, sur le (très) long cours, la poétique vénéneuse de l’œuvre. Par les interventions rares, mais de plus en plus marquées d’une bande originale cold wave et minimaliste qui chorégraphie discrètement les déplacements, et souligne ce qui se transforme progressivement en itinéraire de délestage. Dans ce monde absurde, certains attendent Godot, d’autres s’inventent une destinée fantasmatique, dans une ville proche, où un éléphant resterait immuablement assis, indifférent au cours des choses.
Le spleen d’Hu Bo, aussi ancestral soit-il, ne pouvait qu’être post-industriel ; il n’en est pas moins profondément lyrique, et s’accroit à mesure que les personnages prennent bonne note de l’effondrement de tous les repères, et de leur nature profonde d’exilés. Le bestiaire monstrueux de Baudelaire, les fulgurances poétiques de Rimbaud font place à l’expression du nouveau siècle : la violence, la fuite, les discours d’abdication, et cette séquence aussi intense que pathétique durant laquelle le personnage, face à cette friche industrielle dont le seul point de fuite est un convoi de wagons rouillés fuyant lentement vers un horizon entravé, semble réactualiser le héros romantique qui, chez Friedrich, contemplait une mer de nuages. Face à la rouille, il hurle un torrent d’insultes, probablement destinées à lui-même.
Au spectateur qui se questionnera, assez légitimement, sur les bonnes raisons de s’infliger pareille sinistrose, la patience sera récompensée. La lente gradation que construit le film se densifie de scènes décisives et permet, que ce soit dans la durée excessive d’un plan-séquence ou la convergence presque brutale des différents protagonistes au sein du même plan, de véritables épiphanies. La composition des plans, de plus en plus étudiée, instille l’idée devenue presque inimaginable d’une potentielle beauté et la séquence finale, qu’on se gardera de dévoiler, qui atteint réellement le sublime.
La fin semble donc justifier les moyens : l’émotion n’aurait pas été la même sans les heures d’errance qui nous y ont préparés. C’est d’autant plus bouleversant qu’elle semble, de façon infime, contredire la fin en hors champ de l’œuvre, à savoir la mort de son créateur, par l’écrin qu’elle construit : au cœur de l’obscurité, un groupe qui se crée à la faveur d’un jeu improvisé, et la poésie qui, déchirant la nuit, peut formuler les contours d’un mot qu’on croyait éteint : l’espoir.
(7.5/10)
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Créée
le 9 nov. 2020
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