Perdre au jeu
La première partie du film me paraît assez extraordinaire. Une balle qui tombe d'un escalier, un chien qui descend pour la ramasser. Un entretien audio entre une écrivaine et une jeune thésarde...
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le 31 août 2023
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La première partie du film me paraît assez extraordinaire. Une balle qui tombe d'un escalier, un chien qui descend pour la ramasser. Un entretien audio entre une écrivaine et une jeune thésarde séduisante, perturbé par un morceau de 50 Cent, venu des combles d'un chalet perdu. Un enfant malvoyant marchant dans la neige, lançant des bâtons à son chien qui court pour les ramasser, et le geste qui se répète, plusieurs fois. Justine Triet crée du jeu : on lance quelque chose, ou on le laisse tomber, et on attend de voir ce qui l'attrape, comment ça va être rattrapé. On laisse tomber une balle, une vague phrase de drague, un bâton au chien dans la neige, et on attend. Mais là-haut le mari jaloux laisse couler la musique sur les épaules de sa femme, "pour l'emmerder". Il attend de voir. Nous attendrons 1h30 pour voir à nouveau cet homme vivant, mais il est là, déjà, fantôme des combles, pris dans le jeu forcément perdant du désespoir : attendre en haut, souverain déchu, qu'on vienne le chercher. Et puis la chute, le crâne fracassé on ne sait comment, les gouttes de sang dans la neige. L'enfant qui voit mal mais dont le chien a vu pour lui. Mais voir ne suffit pas, et Justine Triet, avec cela, joue, funambule. On quitte à peine la maison. L'avocat vient, les experts, on essaie de comprendre, les règles empiriques d'un jeu qui a mal tourné. La chute d'un corps qui cette fois n'est pas revenu, n'a pas été rattrapé. On voit comment la société essaie de tout nommer, de tout comprendre. On voit aussi des choses plus simples : comment on fait avec la mort, avec le deuil, d'un mari, d'un père, avec la montagne et la neige, la distance. Comment on descend en ville. Comment on habite une maison qui a vu la mort. Il y a du temps, de l'espace, des corps qui se frôlent. Tant que la suspicion n'est pas clairement nommée, le film me semble baigner dans un mystère absolument singulier, saisi dans une forme hétérogène très inspirée.
Mais il y a un moment où la société emmure les mystères et le film perd le jeu : voilà qu'on se retrouve un an plus tard, enfermé dans la salle d'audience, pour assister au procès de Sandra Voyter. Suicide ou meurtre ? Et c'est là le principal problème. Dans la première partie du film je regarde des situations, je les reçois, je me balade à l'intérieur d'elle. Dans la seconde, je suis tout entier pendu à cette question : suicide ou meurtre ? Il me semble que le film, en se cloitrant ainsi, en cloitrant ainsi mon regard, perd sur le terrain de la perception. Je ne suis plus récepteur, je suis juge. Je suis dans une posture de débusquage. Pourquoi pas, mais qu'on ne me fasse pas croire qu'Anatomie d'une chute est à l'instant où il fait ce choix autre chose qu'un film de scénario. Cette mauvaise façon à mon sens, très télévisuelle ou sérielle, de mettre le spectateur "en jeu", justement, alors que le jeu devrait rester sur l'écran. Mais Sandra Voyter ne peut plus jouer, et c'est là le grand défaut du film pour moi : on fait dans son procès le portrait d'une femme complexe, dure, ambitieuse, impitoyable, mais qui sait aussi aimer, donner confiance, tant que la personne en face sache recevoir. Une femme libre, qui se sauve toujours avant de sauver les autres, et qu'on attaque pour ça, non sans machisme larvé. Idée passionnante, et très moderne. Mais comment la filme Triet ? Assaillie par les questions de l'avocat générale, dans un état de constante vulnérabilité, toujours bien sous tout rapport dans les scènes hors-procès, toujours aimante et fragile, jamais vraiment dure ou blindée. Je reviens aux Herbes sèches : quand quelqu'un se défend, il peut parfois devoir devenir le monstre qu'on lui reproche d'être. Jamais elle n'est filmée comme son mari l'a vu, et ainsi le personnage me paraît moins complexe que le portrait que le procès en fait. C'est dommage, parce qu'ainsi le cinéma perd la partie, et la mise en scène devient autre chose qu'un relai de complexification d'une situation dont les signes échappent, mais devient l'illustration d'une situation déjà complexe, à savoir un procès. Mais elle illustre, simplement. Et alors je me fous un peu de ce qui arrive à Sandra Voyter, de ce couple, et qu'il me paraît difficile de croire à autre chose qu'à la thèse du suicide. D'autant que je sens que Triet veut que mon corps la sache innocente. Que mon corps soit soumis à cette intuition. Jamais plus la mise en scène ne parvient à se frayer une petite place, aux abords du procès, pour ramener à moi le mystère d'une situation. Le film est collé à son récit judiciaire et ne trace pas de lignes à travers lui ; ce qui fait loi, c'est ce qui est dit. C'est le scénario, en béton armé, souvent très fin, mais qui gagne sur le terrain de la psychologie, plus vraiment sur celui de la description d'un monde. Et moi je me rend compte qu'il n'y a que la description d'un monde qui m'intéresse au cinéma. Le chalet, la neige, la chute, l'enfant, le chien, la balle, 50 Cent : tous ces éléments que le film repasse ensuite au peigne fin, avec beaucoup moins d'invention et de plaisir.
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le 31 août 2023
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