C’est bien parce qu’on ne saurait le laisser ainsi, vide, béant, sans trop savoir ce qu’il y a dedans, que le trou doit d’être comblé par le spectateur, le scénariste, l’enquêteur ou n’importe quel quidam dont l’imaginaire serait suffisamment puissant pour venir au secours du réel. Le trou, génial chez Lubitsch comme on le sait déjà, offre au cinéma son champ des possibles. Le trou, en matière judiciaire, permet d'instiller ce fameux doute légitime cher à Fonda et Lumet dans 12 Angry Men. Le trou, cette image manquante dans la narration des faits, légitime l’étude faite par Justine Triet, avec Anatomie d’une chute, des liens entre réel et vérité, fiction (cinématographique, littéraire) et justice.

L'image manquante en question est celle d’une chute, comme le titre l’annonce, que personne ne voit et dont les conséquences sont constatées par un personnage malvoyant (ce qui est en soi un surlignage un peu trop insistant, mais bon passons...). Mais c’est celle également d’un homme, d’un mari, dont la présence à l’écran est souvent reléguée au hors champs (dans l’introduction, c’est la musique qui indique sa présence. Une musique débordante comme le cri d’un individu hurlant son droit d’exister), et dont la place au sein du couple est régulièrement occultée par l’importance prise par son épouse (c’est elle qui gagne de l’argent, revendique un amour libre, qui supporte l’accident subi par leur enfant...). L’image manquante est finalement et surtout, comme le générique le souligne, celle qui dira tout de l’état véritable de ce couple, contrairement à ces vieilles images affichant un bonheur de façade sans jamais exprimer les malheurs sous-jacents...

Une image qu’il convient, non pas de reconstituer car on en ignore la teneur, mais de façonner afin de l’inclure dans le récit judiciaire, dans la diégèse du film. C'est ce qu’explique l’avocat à Sandra lorsque cette dernière exprime ne pas avoir tué son mari : ce qui importe, c’est moins la vérité factuelle (elle est coupable ou innocente) que l’élaboration d’un récit auquel on pourra adhérer, dans lequel les trous feront office de potentielles échappatoires : comme cela est dit durant le procès, “le hautement improbable reste toujours possible”. Le tribunal devient le théâtre de la confrontation des points de vue, la scène sur laquelle le meilleur conteur gagnera. Justine Triet met ainsi en scène le doute, questionnant les zones d’ombre du hors champ, afin de poser une question essentielle : avec une place aussi importante dédiée à l’interprétation (des pièces à conviction, des témoignages...), qui peut se prévaloir d’être juste : la justice, l’avocat, le spectateur ?

Un questionnement qu’Anatomie d’une chute prolonge habilement en faisant du doute et de sa perception un élément central de son approche scénaristique et esthétique. On s’en rend compte, par exemple, par l’usage qui est fait des preuves audiovisuelles, présentées toutes sous un angle partial et trompeur. Les plans du film, de la même façon, vont perturber notre appréciation, comme cette séquence introductive qui floute soudainement le personnage central. La caméra, quant à elle, initie un point de vue partisan en se replaçant, zoomant, en guidant et orientant notre regard. L'alternance entre les points de vue, en passant par exemple par des caméras de police au champ de vision limité ou parcellaire, finit par enfoncer l’image dans une dimension bien plus subjective qu’objective...

Une subjectivité travaillée patiemment et dont l’influence sur notre imaginaire grandit durant le film. L’un des meilleurs exemples, en ce sens, demeure ce passage reliant, à la faveur d’un plan de coupe, la représentation du mari avec un mannequin projeté dans le vide : l’image n’est plus neutre. Elle se charge d’une émotion d’autant plus perturbante qu’elle est dénuée de pathos. Une émotion qui trouve sans doute son apex lors de cette séquence charnière débutant comme un flashback impromptu, dans lequel nous visualisons la dispute entre Sandra et Samuel, avant de se conclure par un simple enregistrement sonore diffusé pendant le procès : ce qui peut sembler être, de prime abord, une facilité devient, grâce à sa durée et à sa parfaite exécution, un moment extrêmement troublant, transformant un point de vue personnel en collectif, une subjectivité en valeur émotionnelle partagée par le plus grand nombre. Autre perturbation à l’œuvre durant le film, cette séquence de témoignage au cours de laquelle les paroles de l’enfant se confondent avec celles de son père, au point que nous ne savons plus ce qui relève du souvenir, d’une réalité remodelée par l’imaginaire du fils ou du simple mensonge exprimé pour sauver une mère : les preuves ne pourront rien changer, tout est affaire d’interprétations et donc tout est aisément réversibles...

Avec Anatomie d’une chute, Justine Triet frappe un grand coup, au-delà de sa maîtrise technique, en sachant profondément nous perturber : le travail sur la durée d’un plan et l’insistance d’un zoom initient le trouble. La caméra fait progresser la sensation du doute à travers l’écran ou dans les discussions, au point où regarder Sandra Hüller (déjà remarquable dans Toni Erdmann) jouer si formidablement Sandra c’est la voir se livrer comme un grand texte que la mise en scène déchiffre et interprète sans cesse...

« I don't know what you heard about me ». Les paroles de 50 Cent, entendues dès l’introduction, ont valeur d’avertissement : tout est trompeur ici. Que ce soit le langage, le jargon psychanalytique, juridique, ou même les variations linguistiques (on passe fréquemment de l’anglais au français...) expriment les limites de la parole à refléter parfaitement la pensée. La frontière entre le vrai et le faux étant ambiguë, le film invite à se forger sa propre conviction, ses propres valeurs morales auxquelles on pourra toujours s’accrocher pour ne pas sombrer, comme l’amour que l’on peut éprouver pour un fils et sur lequel nul doute n’est permis...

Procol-Harum
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le 16 déc. 2023

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