Tarkovski, une mystique de l'apesanteur

La scène d'ouverture d'Andreï Roublev est déjà un mystère en soi. D'abord parce qu'elle ne s'intègre en rien au scénario même du film, ensuite parce qu'elle est d'un anachronisme assez révélateur: un homme, peut-être un fou, tente de s'élever par les airs dans une montgolfière de fortune.
Sa vision devient quasi-extatique lorsqu'il se hisse au-dessus de l'église même d'où il s'est envolé, mais la vue de ses compagnons, regards et corps tendus vers les hauteurs, l'effraie un peu.
La chute sera fatale et sonne presque comme un avertissement contre toute substitution de la science au religieux, la confusion du matérialisme avec le spirituel.

Le cinéma de Tarkovski est un regard qui s'élève lui aussi, mais pour sonder l'âme et les valeurs spirituelles de l'artiste, un regard qui embrasse l'immensité pour explorer l'esprit de la nature, son don poétique et sa sagesse.
"Andreï Roublev" n'est pas une fresque historique de la Russie au début d'un 15ème siècle tourmenté, encore moins une biographie du célèbre moine iconographe.
Ce qui intéresse le cinéaste, c'est le cheminement de foi menant l'artiste vers la perfection de son art en accord avec son être profond.
C'est un film somptueux, aux images d'une splendeur rare qui semblent capter la vie jusque dans les vibrations du silence et les insaisissables mouvements du temps.

Roublev est un artiste talentueux, un moine reclus n'ayant jamais vu le monde qu'à travers les yeux de son fidèle compagnon Cyrille. Il connaît les techniques de son art mieux que quiquonque, ou plutôt la grammaire devrait-on dire, car une icône ne se peint pas, mais s'écrit.
Appelé a réalisé l'icône du Jugement Dernier, il lui faut traverser le pays, et donc ouvrir ses propres yeux sur le monde, "parce qu'on ne peut atteindre l'essence des choses qu'en la décrivant exactement".

Son pèlerinage sera un long chemin de croix que le cinéaste présente d'ailleurs sous forme de tableaux.
Il côtoie aussi bien la guerre que l'amour, telle cette bouleversante nuit de solstice d'été où les villageois païens fêtent l'amour à la lueur des torches, nus. C'est attaché à une potence par une jeune femme qu'il passera la nuit, dans un douloureux combat contre la chair.
Les forces de la nature se déchaînent par une manifestation chamanique dans la cathédrale de Vladimir dévastée. Dans l'édifice à ciel ouvert, un cheval blanc s'avance devant les bribes restantes de l'iconostase quand soudain il se met à neiger, profanation ultime, signe d'une nature désharmonisée, d'un monde au bord du chaos.
Quant au cours d'un massacre il tue un soldat tatar pour protéger une jeune fille muette, Roublev fait voeux de silence et décide de ne plus jamais peindre.

Son être s'aigrit dans la repentance et ses pas deviennent lourds, dans un monde désormais enseveli dans la neige et paralyser par la glace. Sa souffrance devient extrême lorsque la fille qu'il a sauvé, inconsciente et affamée, décide de partir avec un prince tatar.
Puis le miracle a lieu au détour d'une rencontre avec un jeune adolescent fondeur de cloches, sans doute un peu fou lui aussi mais surtout éperdument désespéré.
Il assiste à la fonte de l'énorme masse d'airain, et lorsque son tintement retentit, c'est tout le peuple qui semble sortir de sa léthargie.
C'est l'heure du pardon, de l'oubli et de la réconciliation. C'est le printemps à nouveau, et les pommiers peuvent refleurir, enfin.

Roublev peint alors son grand chef-d'oeuvre, celui qui restera comme le plus grand symbole du christianisme orthodoxe russe: l'icône de la Trinité.
Mais cette oeuvre est aussi la représentation formelle de l'unité de l'être, corps âme et esprit, dans une communion parfaite entre ciel et terre.
Tarkovski nous montre longuement et en détail les trois anges en apesanteur quand soudain l'orage éclate.
Dehors, des chevaux retrouvent la liberté.
Il pleut désormais. L'univers retrouve son harmonie.

Le film fut d'abord interdit en URSS, puis censuré et amputé de certains passages.
Logique. Les autorités soviétiques n'apprécièrent que fort peu cette exaltation du mysticisme face aux absurdités de la folie barbare.
DanielO
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le 18 août 2013

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DanielO

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