Rocking hard and let's roll!
Après le sardonique "Beggars Banquet", le sanglant "Let It Bleed", un "Get Yer Ya-Ya's Out!" lourd comme le plomb, voici donc le très libidineux "Sticky Fingers".
Dès les tous premiers accords de "Brown Sugar" on comprend tout. On comprend de quoi sera fait cet album, où ils veulent en venir et vers quelles cimes ils vont nous emmener. Et c'est fou l'air qui se brasse là-haut! Dix titres et autant de sommets, absolument rien à jeter.
Un album emplit de l'odeur âcre des voluptés malsaines, qui sent la sueur et le chaos des piaules junkies sans fenêtres. Objet de tous les fantasmes rock & rolliens, il figure parmi les plus marquants dans l'imaginaire collectif.
Il est non seulement un nouveau chef-d'oeuvre, mais il marque également un nouveau tournant dans la carrière du groupe.
C'est le premier album à paraître sous le label Rolling Stones Records. La production est somptueuse et le son est soigné sans en sacrifier pour autant le côté lourd et poisseux qui en est la marque de fabrique.
Le duo rythmique Watts/Wyman est à son apogée. Assurées d'une base arrière aussi solide les guitares déroulent pour ainsi dire toutes seules, soutenues par des cuivres omniprésents exhalants toute sa sensualité débridée.
C'est le premier album studio avec Mick Taylor en tant que membre du groupe à part entière et constitue incontestablement sa meilleure contribution. Son apport est déterminant car il maîtrise à la perfection de nombreux styles.
Un jeu bluesy, parfois par simples petites touches comme sur le riff d'intro de "Brown Sugars" lui donnant du coup toute son amplitude avant le déferlement rythmique des guitares s'entremêlant à merveille, voltigeur aérien sur "Sway", un blues-rock au rythme lent mais furax, nous y gratifiant d'un solo quasi planant, maître de l'impro sur "Can't you hear me knocking" et son échappée jazzy en duo avec les congas de Rocky Dijon, aussi virtuose sur "Dead Flowers" que tout en retenue dans "I Got The Blues", il s'affirme comme un des tous meilleurs solistes de sa génération.
Que dire du jeu de Keith sans être pompeux et dithyrambique?
Ses riffs sont dévastateurs, diamants bruts taillés dans la roche même, allant chercher le groove en des profondeurs rarement atteintes jusque-là. C'est un vrai tueur dans les rocks les plus bruts, un ensorceleur de génie illuminant d'un feu follet ses mélopées incandescentes. Tout y est, l’intensité, la rage, la noirceur...
Avec Graham Parson, his soul brother, il compose le sublime "Wild Horses", une chanson sur l'héroïne - en allusion au flash ressenti lors de l'injection, comparable à un cheval lancé au galop. Le texte est prenant et la mélodie somptueuse, une de ses plus belles ballades. Fait assez rare au sein de la dictature bicéphale des Glimmer Twins, Graham Parson sera autorisé à diffuser sa propre version avant même la sortie de "Sticky Fingers".
Ses autres potes sont là aussi: Ry Cooder (slide) et Jack Nitsche (piano) sur le vénéneux "Sister Morphine" coécrit avec Marianne Faithfull, Billy Preston à l'orgue sur "Can't you hear me knoking" et le coulant "I got the blues", Nicky Hopkins au piano sur "Sway", Jim Price est à la trompette et Paul Buckmaster dirige les violons sur le symphonique "Moonlight Mile".
Que du beau, du très beau monde, que Keith enmènera quelques mois plus tard dans les caves humides de Nellcôte, sa nouvelle villa sur la Côte d'Azur, pour y enregistrer l'album suivant.
Jagger, toutes babines retroussées, est en très grande forme lui aussi. Avec un sens toujours aussi aigu de la provocation outrancière ("Bitch"), une gouaille et un cynisme des plus achevés ("Dead Flowers", "Brown Sugar"), un goût très prononcé pour toutes substances illicites, quelles qu'elles soient (inutile de citer des titres, la presque totalité de l'album en parle) bref, il demeure plus que jamais un bad boy infréquentable.
C'est le premier album où apparaît le fameux logo, celui de la bouche lippue, en rouge vif et amygdales bien visibles! Pour le titre de l'album ils se sont pas vraiment emmerdé et l'ont piqué à un film porno américain (!). La géniale pochette avec sa vraie braguette est l'oeuvre d'Andy Warhol (je vous rassure: en tirant la braguette on ne voit "que" le slip...apparemment pas lavé, mais bon!). Ça en est d'ailleurs trop pour l'Espagne franquiste où le disque sortira avec une autre couverture (pour les curieux: http://pix.toile-libre.org/upload/original/1369071220.jpg) et sera amputé de "Sister Morphine", remplacé par "Let It Rock" face B du single Brown Sugar (ce qui fait quand même un sacré trou dans l'album: 2' 39'' contre 5' 30''!).
Toute l'iconographie stonienne va exploser avec cet éclair de génie warholien. Jagger, affichant désormais ouvertement toute son ambigüité sexuelle, androgyne, se maquillant, optant pour des tenues et jeux de scène hypers sexualisés, allant jusqu'à chevaucher des phallus gonflables géants (il avouera plus tard avoir été inspiré par le jeu de scène de Tina Turner!) va à lui tout seul faire des Stones l'un des groupes rock les plus photogéniques.
Véritable who's who du sex & drugs & rock & roll, "Sticky Fingers" est un best of du genre.
Musicalement, seul "Exile On main St." le surpassera encore l'année suivante.
Après quoi, l'inspiration cèdera la place à l'expérience...