"Ange" fut à l'époque tout à la fois un échec public et critique, assez inexplicable puisque Lubitsch était alors à l'apogée de sa réputation, de même que Marlene Dietrich, qui venait de triompher dans "Desire". On imagine que c'est la relative bizarrerie du film, racontant une intrigue de vaudeville à la Feydeau avec les procédés habituels de la comédie, tout en l'imprégnant d'une gravité assez décalée, qui surprendra les spectateurs de l'époque. Aujourd'hui, ces réserves ont disparu : on voit une Marlene aussi sublime que fragile, une galerie de seconds rôles hilarants, la mise en scène vertigineuse d'un Lubitsch en pleine forme pour célébrer le plaisir sous toutes ses formes (plaisir du jeu, de l'amour, du pouvoir... sans oublier le plaisir plus raffiné du mensonge), on est aux... anges !
Il faut noter que la "Lubitsch's touch" est ici à l'oeuvre sur un territoire plus indécis, voire théorique, à l'intersection exacte entre comédie (quelques dialogues brillants), mélodrame (Marlene est divisée - plus que déchirée, quand même -, entre deux hommes également séduisants et aimés), et réflexion sur le conflit entre mariage et désir. Loin des lieux communs du genre - on peut toujours compter sur son génie aigu pour rendre nouvelle, pertinente, voire acérée, la moindre scène - à moins qu'il ne l'escamote, tout simplement, dans l'une de ces stupéfiantes ellipses dont il a le secret -, Lubitsch nous livre un chef d'oeuvre inconfortable, qui voit peu à peu le chaos des sentiments s'éteindre sous le glacis de la raison : on a même le droit de conclure que Lubitsch pense que, pour être heureuse, toute femme se doit d'avoir et mari et amant... Voici donc un film moderne, impressionnant de richesse et de complexité. [Critique écrite en 1984 et complétée en 2008]