Vu sa réception lors de l’ouverture du festival de Cannes, et les premières réactions de part et d’autre, Annette, le « nouveau Carax » sur un scénario et une musique de Sparks, est une œuvre « clivante » : le contraire serait d’ailleurs surprenant…
Car, d’un côté, on sait bien que Leos Carax est LE réalisateur « maudit » du cinéma français, et ce depuis la méchante polémique lui ayant « réglé » son compte du fait de son colossal dépassement de budget sur ses Amants du Pont Neuf – film magnifique d’ailleurs : chacun de ses films, et il n’en fait pourtant pas beaucoup (6 longs métrages seulement en quarante ans !), divise brutalement aussi bien les spectateurs que la critique, entre ceux qui haïssent la « démesure kitsch » de Carax et ceux qui reconnaissent le talent singulier d’un cinéaste littéralement hors norme.
D’un autre, et même si la majeure partie des cinéphiles ne connaît même pas le nom des Frères Mael, ni a fortiori leur musique, Annette, au-delà d’être un vrai film de Carax, est également très caractéristique de l’univers du groupe, plein de bizarreries vaguement dérangeantes, d’humour méchant (surtout suivant les critères de notre époque), et d’un lyrisme splendide mais aussi parfois épuisant. La problématique de l’Art, qu’il débouche sur un succès ou un échec, s’avérant un véritable poison pour la personnalité de l’artiste, fait d’ailleurs écho à de nombreuses chansons de Sparks, voire à leur étonnante carrière en dents de scie.
Admirateurs et détracteurs du film s’accordent quand même sur un problème clair qu’a Annette : une gestion maladroite de la durée, que cela soit du film dans son ensemble – 2h20, c’est trop, ou alors pas assez – ou de certaines scènes, comme celles, pourtant décoiffantes des numéros de stand-up comedy de Henry McHenry. Qu’on adore ou qu’on déteste cette comédie musicale, ou plutôt ce « film chanté » à la manière de Jacques Demy, on le « sent passer »… même s’il n’est pas interdit de penser aussi que si Annette s’inscrit aussi lourdement dans la tête du spectateur, c’est qu’il est tout sauf anodin, à la différence d’une énorme partie du cinéma de divertissement contemporain.
Maintenant, les fulgurances stylistiques habituelles de Carax sont toujours aussi frappantes : il y a d’abord une introduction « méta » enthousiasmante, qui rappelle que Carax est le prince du « walk & sing » – un terme que nous venons d’inventer en nous inspirant du fameux « walk & talk » de Sorkin – comme on le sait depuis le Modern Love de Mauvais Sang et l’intermède musical de l’église dans Holy Motors. Il y a ensuite une bonne dizaine de passages que l’on ne peut, très objectivement, que qualifier de sublimes, des scènes d’amour physiques et d’intimité entre Ann et Henry, au meurtre dans la tempête, en passant par l’agression du public à Las Vegas (You Used to Laugh est d’ailleurs le meilleur morceau de la BOF de Sparks). Il y a en fait tant de moments littéralement envoûtants dans Annette qu’on en sort en se disant que, en dépit de ses nombreuses maladresses, voici un film qui va nous tenir occupés pendant longtemps (comme d’ailleurs ça avait été le cas avec Holy Motors…).
Indiscutablement, la grande force du film s’appelle Adam Driver, plus impressionnant ici que jamais : monstre psychopathe à la fois bouleversant et répugnant, son personnage de Henry McHenry est digne de marquer l’histoire du Cinéma. A son côté, la sensibilité de Marion Cotillard fait des merveilles, mais le talent du duo souligne malheureusement le manque de crédibilité de Simon Helberg, qui est partiellement responsable de la faiblesse de la seconde partie du film : comment peut-il y avoir débat sur la paternité d’Annette entre un géant comme Henry et un nain comme The Conductor (même si la différence physique est clairement voulue !) ?
Il faut également imputer la moindre réussite de la dernière partie d’Annette aux Frères Mael, puisque leur scénario passe trop rapidement sur le point (pivotal pour l’histoire) du fantôme d’Ann hantant son mari à travers la voix d’Annette, et que leur musique est beaucoup moins inspirée que dans la première partie (il suffit d’ailleurs de voir la répartition des morceaux dans la BOF pour confirmer ce sentiment de chute d’intensité musicale…).
Cette baisse de régime est évidemment regrettable, mais Carax sauve finalement la mise dans une dernière scène à la fois embarrassante et (qui semble) extrêmement personnelle : alors que Driver est devenu une sorte de sosie / alter ego du réalisateur, il doit affronter la déclaration d’indépendance d’une fillette qu’il n’aura jamais su aimer comme un être humain. La rébellion finale de la version caraxienne de Pinocchio tranche cruellement avec la conclusion du conte de Collodi : l’échec des parents d’Annette est consommé, il n’y a pas de rédemption possible, et l’Art et sa beauté n’ont été qu’une illusion trompeuse. Cet aveu d’échec « intime » de la part d’un réalisateur qui a toujours porté avec audace et fierté le fardeau de son génie artistique est bouleversant.
[Critique écrite en 2021]