Première bonne surprise, Annette n'est pas un film standard sur lequel on aurait décidé de greffer des chansons à quelques endroits clés de son intrigue pour en faire une comédie musicale. Avant d'être un objet filmique, le projet a d'abord été pensé comme un album-concept qui raconterait en musique la tragique histoire d'Henry McHenry. C'est sur cette base que Leos Carax a dû rédiger son scénario et réfléchir sa mise en scène, pas l'inverse. Une démarche qui n'est pas sans rappeler "The Wall", célèbre adaptation de l'album éponyme de Pink Floyd.
Or, si le long-métrage d'Alan Parker pouvait sonner comme un assemblage de clips musicaux aussi créatifs que bordéliques, "Annette" apparaît au contraire comme un ensemble cohérent, ne donnant jamais l'impression d'illustrer des morceaux déjà existants, mais bien d'assister à une œuvre hybride, conjuguant à la fois :
-La puissance émotionnelle de la musique...
Chaque scène bénéficiant d'un accompagnement musical dont la progression, l'orchestration et la tonalité globale véhiculeront à leur façon les sentiments ressentis par les protagonistes.
-...A celle du cinéma...
Via les choix de cadrage, le montage, les effets de style ou l'utilisation des couleurs visant à retranscrive visuellement les émotions des personnage, ainsi que celles induites directement par la musique de Sparks.
-...Et bien entendu, celle du spectacle vivant.
Qui transparait à la fois par la place accordée aux représentations scéniques des deux protagonistes, notamment les séquences de stand-up filmées au cœur de la fosse comme si nous faisions partie du public et récitées d'une traite par un Adam Driver en transe ; l'absence de playback obligeant les comédiens à chanter leur partition tout en suivant leurs scripts comme sur une scène de théâtre ; et surtout par l'utilisation de décors ou d'accessoires artisanaux faisant fi de tout réalisme.
Ce mélange des arts qui se répondent et s'enrichissent mutuellement aboutit à une profusion d'images, de couleurs, de voix, de mouvements et de sons qui stimule le spectateur en permanence. Mais aussi attractive soit-elle, cette richesse visuelle de tous les instants n'oublie pas de répondre avant tout à des intérêts purement narratifs. Chez Leos Carax, le style n'est jamais une fin en soit. Par conséquent, chaque parti prit de la mise en scène n'est là que pour mettre en lumière la toxicité d'un artistique cynique qui, accédant au bonheur de l'amour et de la paternité, se rend compte qu'il ne trouve plus en lui la noirceur nécessaire pour produire son art.
A ce sujet, si vous craignez de voir les agissements du personnage magnifiés ou romantisés par le film, comme j'ai pu le lire sur une autre critique, soyez rassurez. Si il est évident que McHenry peut nous paraître charismatique et attachant grâce à la performance magistrale d'Adam Driver et par le traitement nuancé que lui apporte le cinéaste, ce dernier ne se montre jamais complaisant avec les agissements son héros, n'hésitant pas à le montrer comme un authentique trou du cul égocentrique et auto-destructeur. Ses talents de "comique" ne sont d'ailleurs jamais traités comme tel. Car si son aisance sur scène est indiscutable, son spectacle sonne plus comme une parodie d'humoristes faussement provocateurs se contentant de déblatérer des insanités sans fond devant un public hilare à la moindre connerie. En dépit de l'attachement sincère que Carax semble éprouver pour le comédien dans lequel il a surement dû glissé beaucoup de sa personne, il semble surtout condamner fermement cet archétype d'artistes maudits à la Gainsbarre, nourrissant leur art de leur mal-être intérieur, quitte à ce que ce mode de création finisse par avoir raison d'eux-mêmes et de leur entourage.
Certains seront peut-être choqués de voir représenter sous la forme d'une comédie musicale, une relation toxique menant à un féminicide et à une exploitation de mineur. Mais n'est ce pas le propre de l'art que de pouvoir aborder des thématiques contemporaines à travers des propositions esthétiques ? Annette y parvient et ce avec une approche onirique qui peut parfois véhiculer largement plus de sens et d'émotions, qu'un traitement plus frontal et réaliste de ce même sujet.
Plus qu'une "comédie musicale", Annette est une œuvre d'art totale au sens stricte du terme, dont le mariage forcé entre musique, cinéma et théâtre accouche d'un chef d’œuvre viscéral et éminemment poétique. Rare sont les longs-métrages à être aussi inventifs, maitrisés et cohérents de bout en bout. Ces films là méritent d'être vus en salles.