Toujours, Kore-eda a su faire preuve d'une remarquable finesse pour tisser la toile de rapports familiaux complexes et transgénérationnels. Excellant tout particulièrement dans la direction des enfants, qui occupent une place de choix dans sa filmographie, il remportera d'ailleurs deux de ses plus grands succès avec Nobody Knows et I Wish, qui réservent presque exclusivement l'écran à de jeunes acteurs. Si le thème de l'enfance est toujours présent dans Après la tempête, l'attention se porte cette fois sur Ryôta, un père de famille incarné par Abe Hiroshi. Ce choix de focus, qui place l'enfance simultanément au cœur des enjeux et en marge de la mise en scène, rappelle Tel père, tel fils, et les deux films aboutissent d'ailleurs à un ressenti assez similaire : s'ils restent d'indéniables réussites, il leur manque la part de magie qui fait parfois de Kore-eda un réalisateur d'exception.
Ne nous trompons pas : ses moments de grâce sont toujours bien présents. On retrouve son attention au détail si attendrissante, comme dans cette cuisine trop petite où la grand-mère doit se pencher pour que sa fille puisse ouvrir la porte du placard. Les dialogues non plus ne sont pas en reste, et promettent des échanges justes et parfois piquants, trahissant la dérision comme la vanité. Enfin, Kiki Kirin, avec qui il avait déjà signé de nombreuses collaborations, illumine comme à son habitude l'écran, sachant donner au troisième âge son double visage, simultanément candide et amer, chargé d'autant d'espoirs que de désillusions ; ce troisième âge qu'on n'ose pas contrarier, car il y a un caractère sacré à cette naïveté enthousiaste qui est demeurée intacte malgré les épreuves de toute une vie.
Cependant, ce sont plutôt les personnages entre deux âges qui semblent ici manquer de corps. Perdus dans les errances de la vie adulte, ils n'ont pour les animer ni plus l'énergie de la jeunesse, ni encore la sagesse de la vieillesse. Qu'en est-il pourtant, de la profondeur immanquablement imprimée en eux par leurs expériences ? Kore-eda, peintre si habile à esquisser les couleurs de l'avenir sur les visages de ses personnages, aurait-il plus de mal avec les contours du passé ? Dans Still Walking, déjà, il apparaissait qu'il ne parvenait pas à atteindre la même intensité d'émotion dans les gestes des adultes, mais la complexité des sentiments qui étreignaient les personnages était suffisamment raffinée pour nous bouleverser malgré tout. Cependant, Après la tempête se joue presque entièrement dans son personnage principal, et force est de constater qu'il manque un peu d'envergure.
Ryôta n'est ni plus ni moins qu'un homme ordinaire, criblé d'imperfections sans pour autant s'ériger en anti-héros. Lâche sans être faible, bas sans être vicieux, manipulateur sans être calculateur, même sa petitesse ne va pas jusqu'au bout. Loin d'avoir complètement raté sa vie, il se laisse plutôt aller à la médiocrité par facilité, par incapacité à prendre ses responsabilités, pour les autres aussi bien que pour lui-même. Il est simplement le portrait d'un homme qui n'a pas su prendre sa vie en main, ni vraiment gagner sa maturité émotionnelle, et qui évolue dans une éternelle compromission. Sa vie semble une une perpétuelle quête d'excuse dans laquelle il se convainc qu'il est un génie sur le tard pour remettre à un lendemain toujours plus éloigné le moment où il lui faudra passer à l'action et mettre en œuvre les efforts nécessaires à l'atteinte de ses objectifs - à commencer par la définition de ces derniers.
Pourtant, savoir rendre honneur à une existence aussi anodine et la sublimer à l'écran devrait tout à fait être dans les cordes de Kore-eda. On ne peut d'ailleurs pas dire qu'il s'y prenne mal, et les occasions ne manqueront pas de trahir avec délicatesse les travers de ce personnage pour lui conférer sa tendre humanité. Quelque chose, pourtant, semble toujours manquer. Les épices de la réalisation ne suffisent pas à relever un personnage qui reste toujours quelque peu fade. Peut-être Ryôta souffre-t-il simplement de sa trop grande banalité : pas assez sincère pour être émouvant, pas assez assuré pour être charismatique, dépourvu de failles véritables dans lesquelles ont voudrait s'engouffrer. Son destin n'est ni le fruit d'événements forts, ni celui d'une volonté puissante, mais simplement du manque de résolution qui le confine à une apathie mesquine pour laquelle il est bien difficile d'éprouver de la compassion. Même la dérangeante misère sexuelle du personnage masculin d'Air Doll était plus touchante...
Alors, le choix seul de la banalité comme sujet serait-il à mettre en cause ? Comment expliquer, pourtant, que l'ordinaire, en dépit de sa petitesse, brille avec une intensité si dévastatrice chez Felix Van Groeningen, que ce soit dans Belgica ou dans Des Jours sans amour ? Sous la caméra du réalisateur belge, l'humanité déborde de chaque personnage, submerge l'écran, noie le spectateur. En comparaison, il se pourrait que Kore-eda fasse simplement preuve de trop de retenue, et d'une approche trop académique qui peine à cueillir l'émotion véritable car se contraignant à respecter une forme trop sobre. Après tout, l'exubérant Sono Sion, devant la caméra de Oshima Arata pour The Sono Sion, taxait bien Kore-eda de réalisateur "de Cannes", à l'approche trop classique et littéraire. Se pourrait-il que Après la tempête lui donne raison ?
Pour revenir à la comparaison avec Felix Van Groeningen, peut-être faut-il aussi voir là une différence civilisationnelle, entre un pays occidental où l'émotion est culturellement (sur)valorisée, et un Japon plus pudique. Comme en témoignent ses Lettres japonaises, l'écrivain Lafcadio Hearn, au fil des années qu'il a passées au pays du soleil levant, a traversé quelques périodes de désillusion amère. Il écrivait ainsi à Basil Chamberlain, le 5 mars 1894, au milieu d'envolées lyriques nettement plus rageuses : "Un japonais a-t-il jamais éprouvé pareille émotion ? L'éprouvera-t-il jamais ? Et il y a la différence de masse, si on compare le sentiment chez les peuples occidentaux et japonais. Quand je songe à ce qu'exprime l'émotion musicale - un simple souvenir de Verdi, un marbre grec, une exaltation religieuse, une église gothique, un poème -, combien la différence paraît énorme en volume de vie !"
Heureusement, quand il n'était pas dans ses mauvaises phases, Lafcadio tenait le peuple japonais en plus haute estime. En avril 1890, débarquant sur cette île dont il tomberait si profondément amoureux, il avait ainsi écrit : "Et je crois que leur art est aussi supérieur à notre art que l'ancien art grec était supérieur aux premiers tâtonnements artistiques de l'Europe. [...] C'est nous qui sommes les barbares ! Et je ne me borne pas à penser ces choses, j'en suis aussi certain que de la mort. Je souhaiterais pouvoir me réincarner dans quelque petit bébé japonais, afin de sentir et voir le monde d'une façon aussi belle que le fait l'esprit japonais." Et il y a bien de quoi, dans la filmographie de Kore-eda, être tenté d'aller dans son sens...