Une fraîcheur dans le drame français

Pour le grand public, Reda Kateb s’illustre dans des seconds rôles de grand standing, en s’infiltrant dans quelques grands rôles petit à petit. Acteur au talent incommensurable, il prête son jeu à un thriller mystérieux, Arrêtez moi là.


Le cinéma à la française est souvent victime de ses préjugés. Le spectateur a le choix entre de grandes fresques individualistes (mal) américanisées ou à des coups de poings souvent esquivés par les distributeurs, qui finissent à l’instar de l’excellent Dealer sur les plateformes de VOD. Premier long-métrage de son réalisateur, Gilles Bannier, Arrêtez-moi là se base sur un roman américain, Cab Driver, lui même inspiré d’un fait divers se déroulant dans l’Ohio.


Peu importe l’histoire originale, c’est la colonne vertébrale qui nous intéresse. Celle de l’analyse de l’appareil de la justice et de son acharnement social sur les catégories les plus démunies. Par opportunisme, par facilité. Par racisme, parfois. Des thématiques qui tombent souvent, en France, sous le coup de l’auteurisme, mais dont Gilles Bannier en évite le joug.


Barreaux maudits


Reda Kateb est Samson (à prononcer « sans son », jeu de mot facile mais prophétique du personnage), un chauffeur de taxi innocent, quasiment dans le sens biblique du terme. Il passe le plus clair de son temps seul, ses disques de funk, ses clients et son chat comme seuls contacts face à la société. N’y voyez pas l’émanation de Travis Bickle, le psychopathe chauffeur de Taxi Driver. Samson est plutôt du genre rêveur, à l’écoute de ce qui l’entoure, mieux défini dans le recul de par la distance.


Quelle surprise pour lui de voir débarquer au lendemain d’une longe journée de transits deux policiers. L’engrenage s’enclenche. Victime de l’adage qui fait qu’on n’est jamais vraiment honnête en interrogatoire, le peu de zones d’ombres suffisent à en faire un suspect idéal dans cet arrière-pays niçois peu enclin à tant de secousses médiatiques. C’est que dans cette nuit trop longue, la fillette d’une des clientes de Samson s’est faite enlever. C’est à Léa Drucker d’incarner le rôle de cette mère victime, balancée et contre-balancée dans un fait divers terrifiant. Un rôle qu’elle tient avec une justesse incroyable, débarrassée du dramatisme superflu d’une grande partie de l’actorat français. Un vent de fraîcheur.


Un film, deux saisons


Il suffit de quelques empreintes, d’un souvenir brouillé et de la pression sociale et professionnelle de flicaille bleue rapidement contrainte aux résultats pour que Samson franchisse nerf après nerf les sept cercles de l’enfer. Arrêtez-moi là
s’attache premièrement à retranscrire cette cible plus sociale que factuelle. L’aisance terrifiante à laquelle tous s’accordent, du public aux forces de l’ordre en passant par l’entourage même de Samson symbolisé par sa petite amie Elisabeth (Erika Sainte), à condamner sans sourciller celui qui a la gueule du racisme invisible de la société est traduite à l’écran par un montage clinique, inspiré de l’amour du documentaire de Gilles Bannier et de la trace indélébile de Raymond Depardon.


Des interrogateurs aux juges en passant par un avocat commis d’office ridicule et dépassé, Maître Portal (Gilles Cohen), rien n’agit en la faveur de Samson, quand ce n’est pas le sort lui même qui s’en mêle. Une lourdeur qui passe vite de l’angle social à celui de l’individu. S’il passe rapidement par la case prison, Bannier porte son parti-pris jusqu’à ne jamais filmer l’intérieur de la cellule. La longue déchéance de Samson n’est pas traduite par l’exclusion solitaire mais bien par le regard perpétuel de l’autre, qu’il soit individu ou représentant sociétal.


Gilles Bannier a longtemps fait ses preuves à la télévision, tournant notamment la deuxième saison d’Engrenages, diffusée sur Canal +, où il a découvert Reda Kateb. Comme un clin d’œil, alors que le verdict est tombé pour Samson, Arrêtez-moi là fait paradoxe à son titre, et choisit à l’inverse de continuer. Pertinent pour en éviter un happy end qui aurait foutu en l’air les intentions précédentes. Pourtant, cet erstaz de deuxième saison est un brin longuette, préfère accélérer la reconstruction par contrainte de format. Le risque eut été grand, il est vrai, mais la justesse de Bannier nous aurait donné foi dans une alternative à un fin un peu bâclée. Dommage.


Naviguant entre dialogue de sourds avec son avocat et jugement traité sans lourdeur ni dramatisme, Arrêtez-moi là trouve son équilibre dans sa justesse. Choisissant avec succès de ne jamais sombrer dans la grandiloquence cinématographique et s'accrochant fermement à son fil rouge documentariste, il peut également s'appuyer sur des acteurs laissés volontairement libres de leurs expressions. Couplé à un casting malin, le film en tire une identité qui lui est propre. Un bon film, hors carcan mais fidèle à lui même : voilà un item que l'institution "cinéma français" n'avait pas fourni depuis longtemps.


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Hype_Soul
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le 7 janv. 2016

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