Joe May m'était parfaitement inconnu et pourtant il semblerait qu'il soit un élément majeur du cinéma muet allemand. Cette assertion est toutefois à prendre avec des pincettes, car sur la base de ce simple "Asphalt", produit à la fin de l'ère du muet (l'un des derniers films muets allemands, d'ailleurs), il est difficile de saisir l'importance de son travail.
Une sensation assez étonnante parcourt le film, et en fait une singularité malgré lui : on a l'impression que la parole fait vraiment défaut à la narration, qu'il manque des cartons ou que le réalisateur filme de trop longues scènes sans explications extra-diégétiques (sensation éprouvée avant d'avoir connaissance de la position historique du film, à cheval entre l'ère du parlant et l'ère du muet). L'autre chose qui fait cruellement défaut au film, c'est la contrepartie masculine au personnage de Betty Amann, exquise. C'est un peu la Miriam Hopkins de "Trouble in Paradise" de Lubitsch, sans l'humour et sans son partenaire. Avec son minois, ses mimiques, ses positions, son visage dissimulé derrière son chapeau et son haut col, elle ne laisse que très peu de place au flic un peu trop niais interprété par Gustav Frohlich. L'équilibre n'est pas en soi une nécessité, mais dans le cas d'une telle romance, son absence est un peu désagréable. La jalousie qui est censée alimenter la péripétie de la dernière partie, lorsque le complice de la dame pointe le bout de son nez, tourne un peu à vide dans ces conditions.
Toutes les tentatives auxquelles elle a recours pour charmer voire ensorceler le policier lors de son escorte (à grand renfort de larmes, de désespoir et de mouchoirs) restent toutefois réussies, à la fois drôles et tragiques, au-delà d'une base de scénario assez peu consistante. Ce n'est pas dans leur duo qu'on trouvera la meilleure matière, mais sans doute dans les expérimentations visuelles, à commencer par la séquence d'ouverture annonçant la touche expressionniste qui parcourra tout le film. Des angles de vue surprenants, des effets spéciaux ambitieux et fluides pour l'époque, des captations de travaux ouvriers et de machines en pleine action très singulières, des gros plans sur les visages si caractéristiques, même si tout cela évolue globalement en marge de la trame narrative à proprement parler. Mais plus qu'une manifestation clairement établie du cinéma expressionniste, "Asphalt" constitue un étrange avant-goût du cinéma noir et en donne un aperçu depuis les codes du muet à la lisière du parlant.