At Berkeley nous propose une promenade immersive au sein de la gigantesque université californienne, réputée pour son engagement à gauche au sein d'un océan de facs privées de droite telles Harvard, Stanford ou Yale. Le film alterne trois grands types de scènes :

- des scènes d'enseignement, dans des disciplines aussi diverses que la sociologie, la philosophie, la littérature, la physique, la biologie, l'astrologie ou la robotique ;

- des scènes de réunion des enseignants et des dirigeants de la fac, où l'on réfléchit à la façon de mieux faire ;

- des scènes de vie du campus, tels que des concerts, des spectacles étudiants ou des événements sportifs.

Comme souvent les grands réalisateurs de documentaires - qu'on pense à Claire Simon ou à Raymond Depardon chez nous -, Frederick Wiseman prend son temps, étirant chaque scène jusqu'à ce qu'elle ait tout donné. L'envers de la médaille est bien entendu la durée du film, près de quatre heures : pas sûr que j'y serais allé au cinéma. Je l'ai regardé chez moi en deux fois.

Côté cours, on verra donc, entre autre :

- Un débat sur les inégalités aux USA, une jeune femme noire se demandant si elle doit se soucier des Blancs enfin touchés par la précarité alors que ces Blancs ne se sont jamais préoccupés du sort des minorités. Alors que pour les Noirs ce pays est l'assurance d'avoir la possibilité de se faire une place, pour les Blancs c'est l'assurance d'avoir une place. Nuance. Le prof conclut le débat en demandant aux étudiant(e)s, puisqu'ils/elles s'accordent sur l'iniquité du système, de réfléchir à la meilleure façon pour eux de le changer : de l'intérieur du système ou de l'extérieur ? Vieux débat.

- Un autre lui fait écho, vers la fin du documentaire : les Noirs sont amenés à exprimer comment ils vivent leur couleur de peau au sein de Berkeley. On constate que, même dans cette fac de gauche, ils sont stigmatisés : une étudiante explique que dès qu'elle demande la parole elle sent une pression sur elle, sans doute parce qu'on considère que sa parole est l'expression de toute la communauté afro-américaine. Résultat, les Noirs lèvent moins souvent le doigt lorsqu'une question est posée. Lorsqu'il faut constituer un groupe de travail, les étudiants recherchent avant tout quelqu'un de "bon", qui va être productif, et ceux qui prennent la parole en cours bénéficient d'un a priori favorable... Ce n'est donc pas par racisme que les Noirs se voient parfois rejetés des groupes de travail, mais le résultat est là. Une solution proposée est de constituer des groupes au hasard (chaque étudiant s'inscrit selon un ordre décidé par le prof), afin que les préjugés tombent. Notons que les tensions inter-ethniques reviennent à plusieurs reprises dans le film - ici, les Blancs et les Asiatiques jouissent d'une meilleure image que les Noirs et les Latinos... sauf s'ils portent des lunettes puisque cet attribut vaut preuve de sérieux !

- Un cours sur le temps où, par le biais de la physique, le prof parvient à la conclusion que le temps a un point de départ : le créationnisme étayé par la science !

- Un dialogue entre un doctorant et son maître de thèse, autour d'un robot qu'a conçu l'étudiant pour permettre à un cul-de-jatte de se déplacer. On y entre dans le détail de tout ce qui concourt à cette chose si naturelle pour tous : la marche.

- Une réflexion sur l'importance des gens ordinaires, oubliés par l'Histoire. Ce sont quelques grandes figures qui semblent avoir révolutionné le monde, mais ceux-ci n'ont fait que s'appuyer sur les actions de gens ordinaires, auxquels le prof invite à redoubler d'attention. Plus tard, un étudiant seul sur une scène (un spectacle ?) discourt sur ce qu'il faudrait mettre dans une capsule destinée à être lue dans mille ans : l'Histoire ne retient, en effet, que le mode de vie des rois, nullement représentatifs d'une époque.

- Un cours de littérature sur Thoreau, sorte d'écologiste avant l'heure, développant l'idée que tout acte de l'homme constitue une profanation de la nature, et que la sérénité d'un paysage cache une tuerie permanente dans le monde animal et végétal. Un autre cours analyse les métaphores sexuelles d'un poème de John Donne, face à un auditoire très concentré.

- Un cours de cancérologie, où l'enseignante - assez imbue d'elle-même sous ses dehors bonhommes - termine sa démonstration par "pensez toujours en dehors du cadre". Une tarte à la crème faisant fi du paradoxe lié au fait qu'elle est précisément là pour donner un cadre...

- Un cours sur les insectes, comparant les avantages et inconvénients de rester sur son lieu de naissance ou de le quitter. Sécurité d'un lieu adapté à l'espèce mais aussi compétition entre les individus de cette espèce donc menace, transmission des maladies, possibilité ou non de trouver de la nourriture, etc.

- Une master class de l'ancien ministre du travail de Clinton - rien que ça - qui explique aux étudiants l'importance, pour un dirigeant, d'avoir auprès de lui un feedback sincère sur son action. Difficile car tout ministre est entouré de sa cour, qui ne cherche qu'à le flatter. Il évoque une intervention à la télé qu'il jugeait mauvaise sans comprendre pourquoi. La seule à avoir osé lui dire "vous bougez trop vos mains", fusillée du regard par les autres, fut une jeune recrue. Il la promut, s'étant aussi assurée qu'elle avait bien compris la mission de son ministère, deuxième impératif sur lequel insiste l'ex-ministre.

- L'émouvante réunion d'ex-militaires devenus étudiants : les Berkeley Vets (vétérans). L'un explique que le stress ici est plus intense car les résultats ne dépendent que de soi, alors qu'à la guerre on suit des ordres sans rien contrôler. Il y a aussi l'injonction d'être à la hauteur de la chance que cette université prestigieuse vous a donnée. Une gratitude se dégage de façon émouvante de cette discussion, qui renvoie aussi aux scènes de militaires en exercice autour du campus.

- Certains cours sont inaccessibles au profane, comme celui sur l'énergie noire et les super novas ou la séquence de la doctorante parlant de ses recherches sur un virus. Strictement rien compris. Wiseman eût-pu tailler un peu dans le gras ici.

On le voit, suivant les cas les cours sont plus ou moins participatifs : du cours magistral au pur débat, en passant par la conversation à bâton rompu. Lorsqu'il s'agit d'un cours magistral, on découvre souvent l'audience après coup, après un long plan fixe sur l'orateur. La caméra s'attarde alors sur certains visages, attentifs ou non.

Côté encadrement, le contenu est tout aussi passionnant :

- Un directeur explique qu'il a, en tentant de repenser le fonctionnement de son département, pris conscience de l'importance dans tout système des relations interpersonnelles. Un aspect sur lequel on n'a "aucune prise" et qu'il faut donc absolument prendre en compte. L'homme explique que les gens sont rétifs à tout changement qui leur est imposé, même s'il les favorise !

- Au cours d'une autre réunion, le responsable chargé de la maintenance explique l'importance de la prévention. Il a identifié près de 9 000 appareils sur le campus qui, tous, doivent être examinés alors qu'ils fonctionnent normalement. Parmi eux, une seule tondeuse à gazon, et un seul employé à cette tâche. "Il est bougrement bon", lâche le doyen, détendant l'atmosphère.

- On assiste à plusieurs réunions où se débattent divers moyens de faire des économies, l'Etat tendant toujours à diminuer les fonds accordés à Berkeley. La question financière est prégnante dans le film, qu'il s'agisse d'une étudiante venu des Caraïbes qui souligne que chez elle tout est gratuit, d'étudiants en encourageant d'autres à s'endetter car "ce que vous apprendrez ici ne se dépréciera jamais", ou encore du témoignage émouvant d'une jeune fille consciente des sacrifices que représente sa présence ici pour ses parents issus de la fameuse classe moyenne américaine.

Au titre des interludes, on notera :

- Une comédie musicale ironique sur Facebook ("the" Facebook comme on disait à ses débuts).

- Un concert de filles a capella bien chargé en effets varièt' typiques des US.

- La lecture d'un beau poème dans une bibliothèque.

- Un quartet à cordes très investi.

- Un match de hockey féminin.

- Un match de football filmé en plan zénithal, impressionnant par son ampleur. Les vignettes multicolores agitées dans les gradins composent une superbe mosaïque en mouvement.

Pour articuler tous ces moments, Wiseman use de plans sur le campus, rappelant les fameux "plans oreiller" d'Ozu, toutes proportions gardées. Il s'attarde un peu plus longuement, à trois reprises, sur des scènes de travaux : maçons réalisant une plateforme en béton ou engins qui creusent la terre... Le manuel fait contrepoids à l'intellectuel.

Les deux dernières heures du documentaire font une large place à une manifestation étudiante, prévue un 7 octobre (date appelée à devenir aussi tristement célèbre que le 9-Septembre dix ans plus tard, bien loin de Berkeley...).

On l'aborde par la partie sécuritaire, une réunion du staff détaillant les différents niveaux d'intervention suivant la gravité des troubles : routiniers, gérés par la police de Berkeley (car oui, un campus de la taille de Berkeley nécessite une police dédiée) ; urgents, gérés de préférence en faisant appel aux autres facs du coin, au pire à la police de la ville ; "de crise", nécessitant l'intervention du "shérif". Réciproquement, la police de l'université peut être appelée en renfort par la ville ("aide mutuelle"). La nécessité pour les deux polices de bien connaître le terrain de l'autre est pointée comme fondamentale. Le cas précis de la manif du 7 octobre est ensuite mis sur la table.

Cette manif sera longuement filmée par Wiseman : discours très éloquents des leaders étudiants, marche vers la bibliothèque encadrée par les forces de l'ordre, débats dans la bibliothèque, liste de revendications transmise au "chancellor" de la ville. Le propos : l'université est à nous, tout doit être gratuit, tout le monde a droit à une formation de haute qualité. La liste des cent revendications mélange les navets et les carottes, ce qui la rend irrecevable. Pendant ce temps, le staff de Berkeley étudie une réponse : le lénifiant "nous soutenons votre cause mais nous ne pouvons empêcher les études de se tenir" a bien peu de chances de calmer les esprits. La bibliothèque sera pourtant évacuée le soir-même dans le calme.

"Bob", le doyen, aura beau jeu, lors d'une réunion de débrief, d'ironiser sur ces revendications qui partent dans tous les sens et qui ne parlent que d'argent alors que, lui, à l'époque, se battait contre la guerre au Vietnam ou contre des licenciements, avec des conséquences concrètes sur sa carrière puisqu'il avait été viré. (Son patron, un républicain pur et dur, avait défendu les manifestants en demandant qu'on le vire lui, ce qui l'érigea en modèle de chef aux yeux du futur doyen.) L'équipe dirigeante est pas mal brossée dans le sens du poil : tout en se battant pour maintenir des tarifs bas pour les plus pauvres, ces gauchistes restent sensibles aux questions de sécurité et ne cautionnent pas sans réfléchir toute manif étudiante. Dans une autre réunion, le doyen démontrait que l'image de gauche de sa fac n'était pas usurpée : Berkeley est la seule université qui a réussi à sauvegarder 460 emplois à bas salaire. Comment ? En demandant aux profs d'accepter une baisse de leur rémunération ! Pour en rajouter une couche contre la manif, Wiseman nous donne à entendre l'avis d'étudiants qui ne soutenaient pas la révolte et déplorent d'avoir été pénalisés dans leur cursus par les perturbateurs.

Souvent, le réalisateur s'attache ainsi à montrer tous les points de vue sur une question : dans une réunion du staff consacrée aux subventions accordées par l'université de Berkeley aux gardes d'enfants, une femme intervient pour arguer que "tout le monde aime être subventionné" mais qu'en période de disette budgétaire elle ne voit pas pourquoi on financerait certains "assistants" (i.e. les jeunes profs) pour ce qui n'est qu'un choix de vie, avoir des enfants. Bonne remarque. Elle se verra opposer la fameuse compétition : si l'on veut attirer de bons profs, on est obligés de pratiquer ce qui se fait ailleurs ; en outre, faire des enfants contribue à la société de demain, ce qui mérite d'être soutenu. Amusant de constater que ces gauchistes de Berkeley emploient les arguments des gens de droite : compétitivité et politique nataliste. Dans le même ordre d'idée,

- le sermon du doyen sur l'exigence à maintenir sur les dossiers de candidature des profs,

- le moment où l'un de ses adjoints explique que la passion ne suffit pas, un dossier doit d'abord être solide,

- la discussion sur les moyens d'attirer les meilleurs étudiants en Asie,

tout cela montre qu'élitisme et réalisme se marient très bien avec une pensée de gauche.

Au terme de ces quatre heures (tirées de 250 heures de rushes !), la fac de Berkeley fait un peu figure de dernier village gaulois cerné par les garnisons néolibérales. Les catapultes romaines ce sont les restrictions budgétaires, une arme fatale contre laquelle le doyen ne dispose d'aucune potion magique. A l'intérieur, si l'écoute mutuelle et le respect règnent en maître (on notera que les gens ne se coupent quasiment jamais la parole), les tensions ne sont pas absentes, surtout entre étudiants issus du fameux melting pot américain. On ressort de ce docu fleuve admiratif de la haute teneur des débats. Curieux, peut-être, de voir une expérience similaire qui serait menée à Stanford ou Harvard. Outre que cela supposerait qu'elles ouvrent leurs portes, on n'est pas très sûr que Wiseman soit tenté par l'aventure...

7,5

Jduvi
8
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le 20 oct. 2024

Modifiée

le 23 oct. 2024

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