Périple humain de près de trente années qui s’ouvre et s’achève sur une danse, Au-delà des montagnes tisse les sentiments dans la chair même du temps, déployant jusqu’à une amplitude insoupçonnée les conséquences d’un simple triangle amoureux. À travers sa structure tripartite où chaque bloc correspond à un saut en avant de plus d’une décennie, le récit éprouve les êtres et leurs relations à l’aune des années qui défilent, indifférentes et inéluctables. Jia Zhang-Ke, pourtant, ne cherche pas tant à parler de disparition que de résistance – non pas ce qui se perd, mais ce qui reste : Au-delà des montagnes est un film hanté par la question de ce qui, malgré tout, survit. D’une époque à l’autre, des motifs circulent, témoins d’une certaine persistance des choses par-delà les affres du temps – un carton d’invitation qui rappelle une trahison originelle, un trousseau de clefs comme promesse non tenue de retrouvailles entre une mère et son fils, une chanson de variété en guise de souvenir confus d’un moment passé ensemble. Ce temps, qui précipite choses et sentiments dans les limbes de l’oubli, c’est aussi et surtout celui d’une Chine condamnée à perdre son identité à l’aune d’un monde contemporain globalisé.
Bien qu’ancré dans une forte réalité sociale, le film débute comme une sorte de conte où Tao, l’héroïne, partagée entre l’amour que lui portent Liangzi l’ouvrier et Zhang le nouveau riche à l’insatiable ambition, se retrouve contrainte à faire un choix – entre deux hommes, mais aussi entre deux visions du monde. Cette première partie forge le destin d’une femme qui souffrira jusqu’à la fin de sa vie des répercussions engendrées par sa décision : séduite par ses promesses d’ascension sociale, Tao épousera finalement Zhang. Ce n’est qu’à partir de son deuxième tiers que le film dévoile son véritable cœur : le lien filial. En effet, de l’union éphémère entre Tao et Zhang naîtra un fils, dont le père conservera la garde par la suite. L’une des plus belles idées du film, c’est de finalement ramener son travail du temps à une problématique d’espace – au fur et à mesure de l’avancée du récit, le spectateur ne fait qu’assister à l’éloignement inéluctable, la distance qui se creuse au fil des ans, entre une mère et son fils. Cet arrachement vis-à-vis de la figure maternelle se redouble d’un déracinement de la terre natale dans le derniers tiers, quand père et fils émigrent en Australie.
Par le biais de ce nouveau personnage, Jia Zhang-Ke entre de plain-pied dans une peinture sociétale empreinte d’amertume sur les méfaits du capitalisme et de la mondialisation. Seulement, il peine à inscrire une vision forte du monde contemporain au sein de sa trame mélodramatique. Ainsi, la dernière partie du récit, où cette rencontre se veut la plus prégnante, est assurément la moins réussie – le fond du propos s’y révélant sans grande subtilité. Si Au-delà des montagnes est une œuvre qui travaille les matières du temps, du souvenir et des sentiments avec une finesse d’orfèvre, elle se repose sur des motifs plutôt grossiers dans son dernier acte, quand il s’agit de confronter deux mondes. D’un côté, le traditionnel, avec ses ouvriers dignes, ses sentiments nobles et ses savoureuses spécialités culinaires ; de l’autre, l’univers mondialisé, gouverné par l’argent et l’obsession de la réussite, où la froideur prédomine (baies vitrées, téléphones transparents) et les armes sont en vente libre. De même, la romance du fils avec une mère de substitution, elle aussi exilée de ses racines, peine à convaincre, tant la symbolique semble prendre le pas sur la vérité de la situation.
Jia Zhang-Ke a néanmoins la délicatesse de conclure Au-delà des montagnes sur un moment de pure beauté où s’exprime, à la faveur d’un magnifique cut, ce lien indéfectible entre Tao et son fils, qui subsiste par-delà la distance – et le récit de rebondir d’une plage australienne à une campagne chinoise enneigée, d’un jeune adulte qui se cherche à une femme vieillissante qui n’exalte plus l’espoir que comme un lointain souvenir.