Tel est pris qui croyait prendre...

Lou est un petit escroc qui vit de larcins sans envergures. Seulement, il veut se faire une place dans le monde, et pas n’importe laquelle : la plus haute possible. Monter une société, travailler à son compte. Une nuit, pris en flagrant délit de vol, il assomme un policier pour lui dérober… sa montre. D’emblée, le personnage est identifié : caractère déviant, propension à agir de manière disproportionnée et goût assumé pour le clinquant. Ce qu’il y a de passionnant dans sa découverte et son apprentissage du métier de caméraman free-lance, à l’affût des fait divers les plus sordides, n’est pas tant qu’il pousse ce travail jusque dans sa plus extrême immoralité, mais qu’il en dénude l’essence même: la déresponsabilisation - l'annihilation - du regard, donc de toute forme d'éthique. Ainsi Lou trouve-t-il un travail légal, grassement payé, à la (dé)mesure de sa folie.

Brillamment campé par un Jake Gyllenhall aux traits de visage violemment émaciés, Lou est, sur le papier, un personnage réflexif au fort potentiel de sidération. Storyteller de génie, il identifie et utilise les objectifs des autres à son propre profit, lors de tirades virtuoses d’une cruauté sans détour. Dans certaines situations, il se fait même metteur en scène : en témoigne cette séquence où, arrivé sur lieux d’un accident avant la police, il déplace un cadavre afin de pouvoir le filmer dans la lumière adéquate. Misanthrope convaincu, d’une intelligence redoutable, et dénué du moindre état d’âme, Lou s’apparente davantage à une machine qu’un être humain. Une idée, une sorte d’absolu du mal contemporain, plutôt qu’un véritable personnage. Une incarnation en négatif du mythe du self-made-man, détournant ainsi de manière plutôt savoureuse l’une des valeurs fondatrices de la nation américaine : la libre entreprise.

En suivant le parcours mouvementé de cette figure monstrueuse, Night Call s’inscrit comme une nouvelle variation autour d’un thème éminemment contemporain, popularisé ces dernières années chez Fincher ou Scorsese: le cynisme. Qu’est-ce qui préservait ces deux cinéastes (parfois in extremis) de la gratuité malsaine ? Un effet de distanciation. La dimension farcesque de Gone girl, où les coutures d’une mise en scène à l’élégance glacée étaient sans cesse menacées d’implosion ; le dispositif théâtral dans House of cards ; la caricature rutilante et colorée dans Le loup de Wall Street, la forme se faisant l’écho, jusqu’à l’indigestion, d’un monde irresponsable gouverné par la surenchère. Or, que nous propose Dan Gilroy, si ce n’est, in fine, la simple jouissance du cynisme travesti en pur effet spectaculaire ? C’est son absence de contrepoint, de vision du monde incarnée dans un dispositif formel adéquat, qui fait basculer Night Call du film dérangeant qu’il aurait pu être (le choc comme moyen) au film malsain qu’il est (le choc comme fin). Un soupçon de Drive (atmosphère nocturne de Los Angeles, B.O. volontiers électronique, course-poursuite en voiture), des influences thématiques à mi-chemin entre Hitchcock et Cronenberg (le voyeurisme, le rapport du corps à la machine), et quelques touches d’humour pour faire passer la pilule, rien de plus.

Le dispositif réflexif à l’œuvre dans le scénario n’est jamais relayé par la mise en scène, qui se contente, certes habilement, de gérer la tension - pour maintenir l’attention -, mais sans viser au-delà du simple divertissement, alors que le sujet l’imposait. Dénué de parti pris esthétique suffisamment marqué, le film fait ainsi le pari d’un entre-deux réconciliateur : ni totalement sérieux, pas réellement second degré non plus, il donne le sentiment de naviguer à l’aveugle, évitant parfois soigneusement les effets racoleurs, pour mieux y tomber la tête la première dans la séquence suivante. Trop occupé par sa recherche du subversif à tout prix, Night Call ne se met jamais en position d’interroger ou de mettre à l’épreuve dans sa forme même ce dont il traite, le comble pour un projet qui prétend nous parler de thèmes aussi frontalement cinématographiques que l’image et sa dérive voyeuriste, ou la question de la distance face au sujet. A une possible mise en crise du regard, Gilroy substitue la volonté, bien plus intéressée, d’en mettre plein la vue. Dans ses moments les plus douteux, son film est à l’image de ce gros bolide tape-à-l’œil (dont la caméra se complaît à filmer tous les angles lors d’un plan extrêmement tapageur) avec lequel Lou traverse les rues de Los Angeles : un objet clean, bien emballé, mais lisse, tout entier livré aux feux des projecteurs.

C’est paradoxalement par une « image manquante » que Night Call atteint son point limite, et se révèle pour ce qu’il est vraiment : un film qui finit par jouer le jeu de ce qu’il entend dénoncer. Lou se retrouve seul sur les lieux d’un multiple homicide, et en profite pour filmer les cadavres avant l’arrivée de la police. Arrivé à l’étage, il pénètre dans une chambre et s’approche d’un landau. Cut. Suspension de la vision au moment critique : nous n’en verrons pas plus. Un peu plus tard, quand les images sont diffusées à la télévision, les journalistes qui commentent la vidéo instillent une sorte de suspens totalement déplacé pour savoir s’il y a bien un bébé dans le landau – et si oui, dans quel état ? A ce moment précis, dispositif filmique et manipulation télévisuelle se confondent : le suspens n’est pas seulement créé pour d’éventuels téléspectateurs du journal, mais bien pour nous, spectateurs du film. Il n’en faut pas plus pour mettre à nu les intentions suspectes du cinéaste. Night Call, ou quand le subversif lui-même est détourné en simple argument de spectacle.
CableHogue
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le 25 nov. 2014

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