Au nom du père.
Je suis allé le voir sans rien en savoir. J'ai saisi une occasion d'aller le voir pour ne pas le louper. Et du coup, à la fin, ça m'a fait un sacré choc !! Ce plan sur la tombe fictive, passant...
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le 1 oct. 2019
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Se peut-il que l’acuité d’un film soit trop grande ? qu’il soit si juste, si douloureusement juste, que certains spectateurs s’en détournent, pour ne pas voir le vrai, ce réel si agressif, si problématique ? Au bout d’un mois de diffusion en salle, ce premier long-métrage de fiction d’Edouard Bergeon, habitué du documentaire, fait un tabac dans les salles de province mais se voit moins couru à Paris. Pourquoi ce déséquilibre ? Cautionné par la réaction des salles provinciales, il devrait faire un malheur auprès des Parisiens, qui se précipiteraient pour voir ce qu’ils connaissent moins...
Car son affaire, Édouard Bergeon la connaît de près et ne s’en cache pas, puisque son scénario, co-écrit avec Bruno Ulmer et Emmanuel Courcol, rend hommage à son propre père, Christian Bergeon (1954-1999), dont il restitue globalement la trajectoire, montante, puis gravement descendante. Un hommage qui avait été déjà rendu dans un documentaire précédent, « Les Fils de la terre » (2013), où le destin paternel s’entremêlait alors à d’autres. Un effet de réel qui ne craint d’ailleurs pas de surgir dans la fiction puisque, après l’annonce initiale, « Inspiré d’une histoire vraie », il se manifeste, explicitement signalé ou non comme tel, à trois reprises : par l’utilisation des authentiques agendas remplis à l’époque par la mère du réalisateur, sur lesquels se hurle sa détresse devant la plongée de son mari, puis, à l’extrême fin, par la superposition de l’authentique tombe à celle de fiction, aussitôt suivie par quelques images, heureuses et bouleversantes, du père, filmé en super 8 lors d’une assemblée festive.
Auparavant, on aura assisté à l’installation du couple, joyeuse et pleine d’espoir, dans la ferme des Grands Bois, rachetée au père en 1979. Aux moments de bonheur, quelques années après, le couple parental étant à présent entouré de deux enfants, devenus adolescents. À la modernisation de la ferme, sous l’œil critique et sceptique de l’ancêtre. Puis à la course au profit, aux premières difficultés rencontrées auprès des banques, au soutien trompeur apporté par des firmes poussant les paysans à développer encore leur activité, à s’étendre, contractant ainsi des prêts insolvables qui finiront par provoquer leur chute. Édouard Bergeon expose cette invasion d’abord heureuse et optimiste de la finance, son infiltration pernicieuse dans un monde qui est soumis à d’autres lois, obéit à un rythme plus lent, mais constant et continu, qui ne peut se permettre les crises et les interruptions, comme lorsqu’il s’agit d’élever des animaux. Ecartelé par ces exigences incompatibles, Guillaume Canet - dont l’engagement est souligné et remercié à juste titre dans le générique de fin, engagement de jeu, mais aussi financier, puisque l’acteur fut également co-producteur du film -, qui tient le rôle du père, campe de façon saisissante le désarroi d’un homme qui n’a pas ménagé ses efforts et qui, confronté à la crise, ne sait comment lui faire face, et n’a jamais expérimenté non plus les différentes manières d’aller mal, si bien qu’il ne pourra s’abattre que tout d’un bloc, passant d’une hyperactivité exténuante à une prostration complète.
Il faut souligner également la belle prestation des figures entourant ce chêne humain terrassé : l’impressionnante Veerle Beatens, dans le rôle de l’indéfectible épouse, apporte toute l’intensité dramatique, la beauté et la dignité qui étaient déjà les siennes dans « Alabama Monroe » (2012) ; s’ajoute ici une sobriété nouvelle, qui achève de souligner l’envergure du personnage. Rufus, l’ancien compagnon de route de Jacques Higelin et de Brigitte Fontaine, donne vie à une figure de vieux paysan criant de vérité : âpre, dur, volontiers humiliant auprès de son fils auquel il ne cède pas facilement la place ; secrètement alarmé lorsque la détresse du rejeton se fait plus sensible, mais ne sachant que faire avec cette tendresse qui remue au fond de lui... Samir Guesmi, dont les apparitions sont toujours si désarmantes de naturel, fait contrepoids à cette figure castratrice du père et incarne un employé incroyablement attentif et secourable. On retrouve, dans le rôle de l’enfant mâle double du réalisateur, la silhouette massive et le visage sensible d’Anthony Bajon, plus convaincant ici que dans « La Prière » (2018), du fait de la part de spiritualité qui lui faisait alors défaut. Et deux jeunes acteurs qui parviennent à ne pas faire pâle figure dans cet entourage de haut vol : Yona Kervern en fille du couple et Solal Forte, en fils de voisins. N’oublions pas de saluer la très belle musique, discrète et sensible, de Thomas Dappelo, qui pourrait par moments évoquer, par son recours à des instruments à cordes anciens, celle de Frédéric Vercheval, dans « Le Semeur » (2017). Et la photographie magnifique d’Eric Dumont, qui sait recueillir la splendeur des paysages agrestes tout autant que l’émouvante fragilité des scènes d’intérieur.
« Au nom de la terre » n’est pourtant pas le premier film à sonner l’alarme à propos du monde paysan. La contrainte des normes européennes, mettant trop facilement un « Petit Paysan » aux abois, s’était déjà trouvée brillamment dénoncée en 2017, par Hubert Charuel, lui aussi fils d’agriculteurs. Auparavant, le passionnant documentaire en trois volets de Raymond Depardon, « Profils paysans » (de 2001 à 2008), avait déjà dévoilé au grand public la détresse du monde rural. Mais la réalisation d’Edouard Bergeon, par l’implication très personnelle dont elle témoigne, apporte une dimension supplémentaire, plus affective, à cette problématique. Un « au nom de » qui sonne comme une prière, comme un hommage presque religieux, puisqu’il s’achève en s’inclinant sur la tombe paternelle. Une démarche qui force le respect, et dont la dimension rédemptrice est d’autant plus patente que le réalisateur ne fait pas mystère de son projet de racheter à son tour la ferme paternelle et de prolonger son existence, menant désormais de front la double carrière de réalisateur-cultivateur.
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le 27 oct. 2019
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