Nouvelle étape dans la filmographie de Quentin Dupieux, Au Poste, son septième long métrage, fait enfin de lui un réalisateur français, et c’est peu de dire que la comédie hexagonale l’attendait.
Le changement est manifeste : aux grands espaces déstructurant la mythologie américaine répond un huis clos jauni qui semble exhumé des 70’s, aux absurdités taiseuses s’oppose un travail revendiqué sur le dialogue et la théâtralité.
Après nous avoir offert le prologue insolite dont il a fait une coutume, Dupieux brouille les attentes : duo d’acteur sur une situation ultra convenue, celle d’un interrogatoire, le film prend les rails d’un policier banal qui fait la part belle aux caractères : Poelvoorde en briscard fatigué et aux limites du professionnalisme, Ludig en monsieur tout le monde, figure du quidam presque désolé d’être aussi peu romanesque.
Les personnages collaborent et s’affrontent autour d’une déposition : une aubaine pour Dupieux, qui va pouvoir dynamiter la progression de deux forces antagonistes : d’un côté, l’élaboration progressive d’un récit rétrospectif, et de l’autre, sa mise à mal par de nouveaux éléments à la faveur d’une nuit pas comme les autres.
Dans ce film très court (73 minutes), on prend son temps : pour retenir le témoin, pour revenir de façon exhaustive sur son récit, et pour se perdre en arguties langagières assez savoureuses : le souvenir doit être précis, la retranscription exhaustive, quand bien même on s’accorde tous à reconnaitre son inanité. C’est là le nœud qui passionne Dupieux : alors que les pitchs de ses productions précédentes suffisaient à en révéler le contenu absurde, l’approche est ici plus discrète, voire masquée : les béances se cachent dans les détails. Dans un tic de langage qui devient viral, des déformations physiques attribuées à toute l’équipe, (absence d’un œil, trou dans la poitrine, jambe atrophiée) et l’intervention de chacun qui accroit l’incrédulité puis l’angoisse du visiteur.
La comédie fonctionne (par un accident qui va faire de l’innocent un coupable, un cliché sympathiquement revisité), les dialogues sont ciselés et l’incongruité des situations plaisantes : on pense évidemment très souvent à Blier. Après cette mise en place, le cinéaste nous décrète prêts, et opère un sabordage progressif des règles en vigueur.
Dupieux ne quitte jamais l’idée première, celle du langage : les premières transgressions se feront par le biais des récits en flash-back, progressivement contaminés par des paradoxes temporels et discursifs. Il s’agit avant tout de questionner la place du narrateur (quelle conscience a-t-il de ce qu’il raconte, dans quelle temporalité se situe-t-il ?) puis de l’auditeur (puis-je voir le souvenir d’un autre ? Y être présent lorsqu’il le relate ?) Le cinéaste sème ses habituels grains de sable qui permettent à la machine de s’enrayer, révélant son caractère fictif et se transformant en système cauchemardesque.
Les vertiges sont nombreux, jusqu’au dénouement qui, comme à l’accoutumée chez Dupieux, prend le désir de résolution du spectateur en otage.
Bien joué, d’une modestie contenue qui fait souvent mouche, Au Poste est plaisant, et, faut-il le préciser, une nécessité vitale dans le cinéma français. Sa façon de faire vaciller la rationalité est ici davantage au service du divertissement que d’une réflexion qui pouvait donner accès à certains gouffres narratifs dans Réalité, dont il n’atteint pas l’intensité.
Le prochain film de Dupieux, Le Daim, est déjà monté. Espérons que la prolixité locale du réalisateur n’émoussera pas la délicieuse angoisse qui accompagnait jusqu’à présent son sens de l’absurde.