Lorsque Gabrielle Van der Mal (Audrey Hepburn, lumineuse), fille d’un chirurgien réputé, entre au couvent et devient aux yeux du monde et de ses semblables sœur Luc, c’est avec l’espoir d’être envoyée au Congo, alors colonie belge, pour se dévouer totalement aux soins des populations locales. Mais elle découvre que la vie religieuse est avant tout une vie de lutte dans laquelle elle devra faire preuve d’une humilité totale, bien dure à acquérir…
Dans sa carrière fructueuse (Le Train sifflera trois fois, C’étaient des hommes, Un Homme pour l’éternité), Fred Zinnemann n’aura jamais choisi la voie de la facilité. Il le prouve encore avec son incroyable Au risque de se perdre, œuvre d’une rare maturité, à laquelle Hollywood ne nous avait guère habitué. En effet, l’ensemble du film de Zinnemann repose sur sa contemplation de la vie religieuse, de ce choix de vie unique et fascinant, une vie où l’individu décide volontairement de ne plus s’appartenir. Un choix qui a de quoi en laisser perplexe plus d’un à une époque où l’individualisme et l’absence de religion domine la société, mais auquel le réalisateur décide de se confronter, avec un respect qui force l’admiration.
De fait, Zinnemann semble avoir parfaitement compris les enjeux de la vie religieuse, et c’est un véritable plaisir que de s’y intéresser avec lui, sous l’œil aiguisé de sa caméra, s’appuyant sur la solide photographie de Franz Planer et les décors tout en sobriété du grand Alexandre Trauner pour insuffler une vie pleine d’authenticité à cet univers unique et étonnant qui est celui du couvent.
Il convient en outre de saluer l’immense prestation de la non moins immense Audrey Hepburn, qui trouve là sans aucun doute le meilleur rôle qu’il lui ait jamais été donné d’incarner. Sa composition aussi grandiose que discrète illustre à merveille la lutte constante qui anime Gabrielle Van der Mal dans sa vie religieuse, entre obéissance et désir de faire un maximum de bien autour d’elle, quitte à y sacrifier son humilité. Car si la jeune fille a choisi d’entrer au couvent, c’est avant tout pour y exercer la charité qui la pousse à vouloir soigner les gens dans les colonies. Ce qui donne lieu à des scènes qui auront autant de quoi choquer le spectateur contemporain que l’illustration de la vie religieuse mentionnée ci-dessus, puisque le réalisateur n’hésite pas à envisager la colonisation sous un jour aussi étonnamment positif qu’intelligent.
En effet, la confrontation entre les prêtres, religieuses, mais aussi chirurgiens et infirmières et les populations colonisées fait découvrir à ces dernières des mœurs bien éloignées de leur barbarie tribale. A travers la charité constante des membres des hôpitaux, les indigènes découvrent un mode de vie où l’on adresse une attention particulière à n’importe quelle vie humaine et où l’on préfère la noblesse du pardon à la sauvagerie de la vengeance. La barbarie du paganisme se heurte à l’humanité profonde du christianisme et de son message d’amour, quand bien même cet amour porté au prochain est mis en pratique (entre autres) par un chirurgien athée. A ce titre, le docteur Fortunati, magnifique figure d’un athée respectueux de la foi à laquelle il se retrouve confronté, incarné par un Peter Finch inspiré, s’avère un personnage d’une sublime complexité (comme la plupart des personnages de ce film très anti-manichéen), exerçant une charité dénuée de toute apparence chrétienne, mais qui, malgré lui, reste portée par une foi qu’il se refuse encore à reconnaître, car, comme sœur Luc le comprend bien, « il est très près de Dieu dans ces moments mystérieux où il opère ».
Son athéisme apparent n’empêche toutefois pas Fortunati d’être très lucide sur la vocation de sœur Luc, et malgré un trop grand acharnement à le lui faire admettre, il a malheureusement raison lorsqu’il lui fait remarquer que, si elle est faite pour servir, elle n’est pas faite pour être religieuse. Et c’est bien là le dilemme qui agitera sœur Luc pendant tout le film, car si la charité et la volonté sont bien présentes en elle, cette dernière peine constamment à trouver la véritable humilité qui fera d’elle une bonne religieuse. Son désir constant de se mettre au service des plus démunis la pousse malgré elle à désobéir à une règle à laquelle elle n’arrive pas à se plier. Pourtant, et c’est là tout le génie de ce film infiniment subtil, il n’y a jamais aucune révolte dans son attitude, simplement un constat d’incapacité qui l’attriste de jour en jour et lui fait remettre en cause la sincérité de son engagement dans la vie religieuse. Elle n’arrive pas à s’abandonner totalement entre les mains de ses supérieures, et à travers elles, de Dieu, mais c’est malgré elle qu’elle n’y arrive pas.
C’est ce qui rend Au risque de se perdre si puissant, car au travers de ce parcours poignant mais extrêmement dur d’une vocation ratée dont on sort avec une profonde amertume, le réalisateur rend tout de même un hommage magnifique et bouleversant à la vie religieuse, et à tous ces hommes et ces femmes qui ont su s’oublier eux-mêmes au service d’une cause bien plus grande, qui ont su faire preuve d’une abnégation totale afin de servir toute leur vie durant. Servir leur prochain, mais à travers lui et par lui – et c’est là ce qui fait toute la grandeur de ce service – Dieu lui-même.