Avec son troisième film, Jeremy Saulnier se focalise une nouvelle fois sur le versant sombre de l’Amérique et son déchaînement de violence. Abstrait, ambitieux, et déroutant, Hold The Dark est une réussite et permet nous interroger dans le même temps sur une montée en puissance des films Netflix.
En matière de film original, la plateforme Netflix n’a pas forcément bonne presse. Difficile d’aller contre cet avis général lorsqu’on voit les sorties, par exemple, de la catastrophe Death Note, du pachydermique Bright ou du désastreux FullMetal Alchemist. C’est facile de taper sur ce genre de films, et un peu petit de tirer sur l’ambulance. Mais le constat est bel et bien réel : Netflix peine à trouver son public, niveau film. Des films de la sorte nous pourrions en citer une dizaine. Néanmoins, après avoir montré sa capacité à devenir un véritable producteur de film, à diversifier son offre autre que les séries, Netflix donne l’image de vouloir affiner la production de ses films, en proposant un large panel de possibilités.
Comme si Netflix pouvait offrir une liberté de ton et d’esprit que les producteurs et autres distributeurs de films indépendants ou à moindres budgets ne pourraient donner avec une sortie en salle, qui on le sait, joue beaucoup sur la main mise ou non de l’auteur sur sa création. En ce moment, seule la société A24 joue dans la cour des grands et devient presque un contre-pouvoir incroyable aux boites mastodontes du genre. Mais Netflix a plusieurs cordes à son arc. Car au-delà, d’être producteur d’œuvres, Netflix est un distributeur à grande échelle, où les films mis à disposition, même s’ils ne restent pas indéfiniment sur la plateforme, peuvent être vus tout de suite par le plus grand nombre. C’est par exemple ce choix qui a poussé Alfonso Cuaron à s’associer avec Netflix pour la sortie de son magnifique dernier film, Roma.
Quant à Jeremy Saulnier, le réalisateur de Blue Ruin et de Green Room, qui a pour habitude de décortiquer avec méticulosité le visage sombre de l’Amérique et sa promiscuité avec la vengeance personnelle, et cette faculté à s’inscrire dans la violence, continue dans cette voie-là avec un projet un peu plus ambitieux. Alors que ses deux premières œuvres lorgnaient vers le cinéma de genre, la vengeance ou le survival, en ayant toutefois une réelle marque d’auteur, Hold The Dark se veut plus sombre et moins codifié dans sa montée en furie. Ici, il n’est pas question de couleur bleue ou verte, le film s’enterre dans la pénombre et saute à pieds joints dans le noir le plus obscur. Dès le départ, l’espoir ne sera pas de vigueur, et le mutisme des personnages sera proportionnel à la sauvagerie de leurs actes : la disparition d’un enfant va mettre à mal toute la quiétude d’une communauté recluse.
Difficile d’accès par son scénario tout en strates et en métaphores, la beauté visuelle de l’œuvre et l’iconographie mortifère embrasent le récit pour ne plus le lâcher et créent une verve mythologique insoupçonnée. Des films qui dissertent sur la violence et l’Amérique, ce n’est pas ce qui manque en ce moment : Hostiles, Sicario, Wind River etc…Mais Hold The Dark (Aucun Homme ni Dieu dans sa version française) est plus nébuleux et jusqu’au-boutiste dans sa manière d’appréhender le thème et s’insère dans l’abstraction la plus totale, comme avait pu le faire David Michod avec The Rover. L’adage « L’homme est un loup pour l’Homme » n’a jamais été aussi explicite au cinéma où la violence se dessine par un graphisme qui n’est jamais réellement net mais se montre plus brut et syncopé dans ses mises à mort. Quelque chose de plus dégoulinant.
Ce qui rajoute de l’animalité au récit dont la primitivité est l’idée directrice de l’histoire. Avec ce déferlement de violence, Jeremy Saulnier ne se questionne pas seulement sur notre part d’ombre, mais aborde avec justesse la vie en communauté et son hypocrisie, et s’interroge si l’Homme est fait pour vivre en masse, et suivre des règles ou n’est qu’un être divaguant par instinct de survie. En période actuelle, aussi dérangée et dévastée qu’elle est, ce propos nihiliste est d’une modernité cruelle. Le cinéaste a conservé dans Hold The Dark, cette fascination pour le chaos américain (sublime scène de guerre, à la morale ombrageuse), dans ce paysage enneigé parsemé de corps gelés et jonché de viscères. Abstrait, certes, mais aussi extrêmement antipathique.
Hold The Dark est tout simplement malade, parfois balbutiant dans les réponses qu’il donne, mais présente sa construction narrative comme un slasher épuré qui engouffre son environnement dans le sang et passe surtout par la puissance de sa violence et par la façon dont Saulnier absorbe le comportement de ses protagonistes lorsqu’ils sont au bord du précipice.
L’année 2018, même s’il y a de nombreux couacs niveau qualité, notamment avec le non moins pathétique Mute de Duncan Jones, montre donc que Netflix attire les jeunes réalisateurs à gros potentiels et leur donne les moyens de s’exprimer avec ferveur. Après Alex Garland et sa sortie SF sur le deuil (Annihilation), Gareth Evans et son incursion dans l’horreur ésotérique (Apostle), c’est donc le dernier en date, Jeremy Saulnier avec Hold The Dark qui vient gonfler l’escarcelle Netflix. Tous les trois mettent en avant des œuvres hors des sentiers battus. Un cinéma indépendant américain, qui aime autant caresser les codes du cinéma genre qu’apprivoiser un esthétisme chevronné. Alors que le fabuleux Roma va bientôt éblouir nos écrans, et que le débat sur les sorties en salle des films Netflix et son rapport à la chronologie des médias fait rage, Hold The Dark prouve que la plateforme en a sous le pied. Et ce n’est que le début.
Article original sur LeMagduciné