August Without Him
6.6
August Without Him

Documentaire de Hirokazu Kore-eda (1994)

C’est un sujet passionnant s’il en est auquel Kore-eda, encore jeune réalisateur, s’attelle dans ce documentaire. En tant que premier japonais à admettre publiquement être atteint du virus du sida, le destin de Hirata Yutaka a en effet une indéniable valeur symbolique. Pourtant, faute d’une ligne directrice, force est de constater que le film peine à exploiter ce matériau : peut-être parce qu’il pose des prémices auxquelles il ne se tient pas par la suite.


C’est sur un message d’espoir que s’ouvre cette escapade dans la vie d’Hirata. Pas d’espoir de rémission, certes, mais l’espoir de parvenir malgré tout, en dépit de la maladie, à conserver une vie joyeuse et dynamique. De ne pas se laisser abattre. Le film s’extasie ainsi de « sa vie quotidienne remarquablement enjouée et son attitude nonchalante », qui font qu’il « ne correspond pas à l’image de quelqu’un luttant pour sa vie ». De ces quelques phrases d’introduction, il apparaît clair que ce qui préoccupe l’équipe est de faire apparaître sa détermination et son amour de la vie, pour signifier que celle-ci ne se termine pas avec l’annonce du mal incurable et stigmatisant. De faire honneur à ses paroles lorsqu’il déclare vouloir faire des maigres années qu’il lui reste sur cette Terre les meilleures possible.


Pourtant, ce propos ne dure que 3 minutes tout au plus, et les images ne feront que le contredire par la suite. En effet, une fois apparu sur l’écran le titre à la saveur douce-amère, ce ne sera guère plus que le récit de son déclin qui nous sera fait, dans un développement inexorable qui sera bien rarement piqué d’éclats de lumière. Ainsi, pendant une heure quinze et deux ans de sa vie, on assistera à l’affaiblissement progressif d’Hirata, alors qu’il devient peu à peu fébrile et aveugle, de moins en moins capable de se déplacer et de subvenir à ses besoin élémentaires, jusqu’au lit d’hôpital où il finira ses jours entre souffrance et tâtonnements maladroits. Si c’est bien là une réalité qu’il est touchant (et important) de montrer, elle semble presque uniformément désespérée. Est-il bien possible d’en retirer un autre sentiment que le fatalisme et l’apitoiement ?


Bien sûr, on ne peut reprocher au réalisateur de n’avoir pu insuffler de la vitalité à un homme peu à peu conquis par la mort : il n’a guère que la triste vérité à présenter à sa caméra. Ce qui est plus discutable, en revanche, est d’avoir élaboré à l’origine un discours inspirant, pour ne pas lui donner corps un seul instant par la suite. En outre, dans cette même introduction, des images semblent exister de l’époque où Hirata était encore dans un état de santé acceptable, et témoignait encore d’une énergie communicative. Alors, pourquoi avoir choisi de les cantonner à ces quelques minutes d’ouverture, et ne pas leur avoir laissé le temps, au moins, de prendre racine avant le récit de la descente en enfer ? De la personnalité supposément exubérante, du moins joviale de l’homme que l’on nous a d’abord présenté, nous ne verrons hélas que peu de choses…


On aurait cependant tort de n’en retenir que le tableau uniforme d’une personne prostrée et abattue – qu’il serait pourtant en droit d’être dans sa situation. Jusqu’aux derniers mois, il fait preuve d’humour et d’autodérision et ne se prive pas de partager à la caméra les petits plaisirs d’une existence qui se réduit comme peau de chagrin… On y trouve les traces d’un esprit piquant et hédoniste, sans doute celui-là même auquel le documentaire faisait allusion dans ses premières minutes. Pour autant, la rareté de ces moments en fait de bien maigres consolations. En outre, le portrait qu’en fait le Kore-eda cesse vite d’être flatteur, pour souligner son caractère égoïste et manipulateur. Si ces reproches ne sont pas faits sans une certaine tendresse, il n’en suggère pas moins qu’Hirata exploite sa maladie pour attirer l’attention… mais que fait-il lui-même, alors, en tant que réalisateur ?


Réalisateur, l’est-il déjà vraiment, par ailleurs ? Si aujourd’hui le talent de Kore-eda n’est plus à prouver, il lui manquait peut-être, au début des années 90, le recul et l’expérience nécessaires pour mener à bien ce projet. Naturellement, un documentaire est toujours partiellement dépendant de son sujet, et doit s’accommoder de la portion du réel qu’il est parvenu à capter. Dans la vocation à rendre compte de faits la question de la scénarisation est toujours délicate… cependant, une partie du rôle du rôle du documentariste n’est-il pas malgré tout de savoir sélectionner et manipuler des images pour construire une dynamique ? Au lieu de cela, Kore-eda se contente de nous livrer des morceaux épars de la vie d’Hirata, sans liant ou presque, dont la pertinence est parfois discutable. La narration se contente de dresser des constats sans s’orienter vers aucune direction précise, donnant le sentiment d’une passivité excessive.


En définitive, est-ce un mal, est-ce un bien d’avoir conservé cet aspect brut des instants partagés avec Hirata, sans chercher à les inscrire dans une histoire mieux construite mais forcément déformante ? Il est difficile de trancher, mais on peut s’interroger sur les intentions initiales de Kore-eda, et à en croire cette sempiternelle introduction de trois minutes, il cherchait bien là à véhiculer un message qui s’est dissous dans ses images. En outre, il est indéniable que, faute de rythme et de moments saillants, le documentaire peine à retenir l’attention du spectateur, qui n’est pas bien sûr de la fonction de ce qui lui est montré. L’appel d’Hirata à sa famille, son goût pour les kakis, l’œuf qu’il oublie de mettre dans ses nouilles, tout cela sont des anecdotes qui ne sont pas dénuées d’intérêt pour développer de la familiarité à son égard, mais quand le film n’est guère fait que de cela, cette intimité injustifiée à quelque chose de dérangeant.


Peut-être en effet que, d’une certaine manière, ce traitement très frontal confère une impression de voyeurisme. Nous voilà précipités dans la vie quotidienne d’un homme sous le seul prétexte qu’il est en train de s’éteindre à petit feu, et que son agonie a une pertinence sociétale. C’est en ce sens que l’échec du discours optimiste se révèle le plus problématique : en son absence, ne reste que la brutalité de la maladie, ses ravages sur le corps d’un individu qui sans cela nous serait resté un inconnu. Peut-être ironiquement qu’en l’instrumentalisant davantage, une mise en scène plus développée aurait semblé plus respectueuse de son destin, en le sublimant en un discours qui lui survivrait avec un peu plus de force ? Ici, les bribes de vie qu’il nous est donné d’entrevoir disparaissent hélas pour la plupart bien vite de notre esprit aussitôt consommées, pour ne laisser au palais que la saveur de la chute dans un puits sans fond.


En somme, bien qu’il soit heureux que Kore-eda ait su saisir ce sujet aussi brûlant qu’éphémère, il est dommage de constater qu’il ne parvient guère à en faire ressortir un propos qui lui donnerait de l’impact. Errance dans la vie d’un homme condamné, seulement parsemée de loin en loin de réflexions pertinentes et d’événements notables, l’ensemble manque de consistance. Au final, on a plus le sentiment de visionner un journal vidéo qu’un documentaire à proprement parler, une apposition de moments de vie captés presque au hasard et mis bout à bout sans vision d’ensemble. A ce titre, August Without Him semble ainsi faire écho dans sa forme à cette phrase qu’il formule sur Hirata : "Perhaps he had spend his entire life this way, drifting from one place to the next, passing through people's lives."

Créée

le 31 mai 2017

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Lila Gaius

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