De l'importance d'une différence infranchissable

[Mouchoir #64]

Les deux Aurélia Steiner (étant donné que le troisième n'a jamais pu voir le jour) sont en quelques sortes un point d'équilibre dans cette période du cinéma durassien ; en tout cas pour moi. Ce qui plait d'habitude à la cinéaste, c'est de parler de Césarée et de filmer une place à Paris, de Thionville et de la placer près de la mer Atlantique, etc. Déplacer les lieux pour augmenter l'imagination mise face à l'impossibilité géographique. La contraindre à se mettre en action.

Une fois qu'on connaît la recette, on trouve parfois le geste forcé, pas assez équilibré justement. Les deux Aurélia sont à mon avis l'exception, notamment parce qu'on n'entend pas une voix comme les autres, mais prise dans la fonction de lettres, lettres adressées ici et là, donc vagabondant d'un lieu à l'autre. Mais aussi parce que Duras ne cherche pas seulement à faire le tour des lieux qu'elle filme, elle procède par leitmotiv évoquant la disparition de corps, l'anonymat, le flux du temps qui passe ; l'après camps de concentration et comment on le montre et on en parle.

Dans celui à Melbourne, la piste se trouve dans les reflets du fleuve, les ponts qui relient deux berges, les passant·e·s fantomatiques en contre-jour, le charbon fumant que quelques bateaux transportent et dans cette mémoire flottante, cette caméra à la dérive incapable de poser son regard plus de quelques secondes avant de divaguer à nouveau. Et près de Vancouver, il s'agit de se mettre au niveau de ce qui reste après le passage des vagues, quelles carapaces rongées ? D'arbres dressés, alignés, prêts à être abattus, et des rondins qu'ils forment ensuite au sol. De la couleur des mots, surtout d'une chevelure noire, et de la teinte qu'elle donne aux images et au ton de la voix. Des blockhaus, rochers et galets, tous faits de pierres.

Leitmotiv pour mieux relier, et souligner au passage ce qui ne peut l'être, ce qui a été coupé, séparé, telle cette balafre géante qu'est la ligne d'horizon sur la mer.

3,5.