C'est durant les années 70 et 80 que la figure du vampire connut une de ses plus profondes mutations. Une auteure américaine, Anne Rice, bouscula alors durablement cet archétype avec la parution de son Entretien avec un vampire (1976) et surtout de Lestat le vampire (1985). A travers ses écrits, le vampire oublia d'être simplement un monstre cruel pour devenir une créature plus ambiguë, toujours sanguinaire certes mais sensuelle, sentimentale et vulnérable. Clairement influencés par son oeuvre, certains cinéastes en reprirent quelques critères et tournèrent un temps le dos à la vieille figure du vampire mutique et cruel, archétype purement horrifique popularisé par le Dracula de la Hammer et remis alors au goût du jour par le Salem de Stephen King et le film Fright Night de Tom Holland. Deux films de vampires en particulier vinrent contribuer à la redéfinition plus poétique du mythe initiée par Rice. Le premier The Hunger (Les Prédateurs, 1983) fut d'ailleurs né de la frustration de Tony Scott de s'être vu refusé le droit d'adapter Entretien avec un vampire. Le réalisateur se vengea en proposant un triangle amoureux très proche de la sensualité vénéneuse que l'on trouvait dans les écrits de Rice. Le second film lui, s'éloigne un peu plus de l'influence de l'auteure, mais emprunte à ses Chroniques du vampire quelques éléments évidents.
Sorti en 1987, Aux frontières de l'aube (Near Dark) est le second long-métrage de la réalisatrice Kathryn Bigelow. Celle qui est aujourd'hui connue pour être la cinéaste la plus burnée du cinéma hollywoodien, injectait déjà dans ce premier long la sensibilité singulière qui imprégnera tous ses films suivants. Car Kathryn Bigelow est un cas unique, c'est la seule réalisatrice hollywoodienne capable de filmer des univers masculins (Point break, Strange days, K-19 le piège des profondeurs, Démineurs) sans pour autant mettre au placard une sensibilité purement féminine qu'elle saura laisser transparaître dans le choix de protagonistes féminins forts (Blue Steel, Strange days, Zero Dark Thirty) ou des parti-pris esthétiques à la poésie envoûtante (ses nombreux plans contemplatifs à la tonalité bleu crépusculaire dans Blue Steel, Point Break ou encore Strange days).
Near Dark se situe à mi-chemin entre cette sensibilité et l'influence des horror movies de l' époque. Le film se propose de suivre l'errance d'un jeune protagoniste, Caleb (Adrian Pasdar, vu dans Heroes) vampirisé lors d'une nuit sans lune par une jeune femme dénommée Mae (Jenny Wright) qui tombe progressivement amoureuse de lui. Se refusant à le tuer, elle est contrainte de l'intégrer au clan dont elle fait partie, une horde de vampires nomades et sanguinaires composé de figures toutes aussi inquiétantes les unes que les autres et pour lequel Bigelow recyclera une partie du cast d'Aliens (de son futur époux James Cameron), sorti un an plus tôt. Il y a Jesse Hooker (Lance Henriksen), le chef, un ancien officier sécessionniste, sa compagne Diamondback (Jenette Goldstein), Homer (J. J. Miller) le centenaire à l'apparence de petit garçon et enfin le terrible Severen (Bill Paxton), prédateur sadique à la dégaine de loubard. Tout ce petit groupe se révèle plus ou moins hostile à l'arrivée de Caleb et tous exigent de lui qu'il tue pour se nourrir. Mais le jeune homme s'y refuse...
Impossible de ne pas faire le rapprochement entre l'intrigue de Near Dark et celle de The lost boys (Génération perdue en VF), autre film de vampires à succès sorti la même année. Un jeune héros tombant amoureux d'une vampire qui l'intègre à un clan de suceurs de sang où un des membres particulièrement cruel ne va cesser de le mettre à l'épreuve (Kiefer Sutherland dans The lost boys, Bill Paxton dans Near Dark).
Mais là où Schumacher se bornera à ne proposer qu'une comédie horrifique à tendance cryptogay, pensée pour surfer sur le succès de Fright Night et des productions Amblin de l'époque, Bigelow elle, offrira une vision plus mature du mythe du vampire tout en le redéfinissant par le prisme d'un genre alors en plein déclin. Near Dark se situe ainsi à la croisée de deux genres différents, puisant dans les codes du fantastique horrifique pour proposer rien de moins qu'un authentique western crépusculaire, traversé d'élans rageurs particulièrement marquants (le massacre dans le bar et le génial Paxton en vampire increvable). Si les moments de pure cruauté ne manquent pas, le film se distingue aussi et surtout pour son romantisme tragique qui lie étroitement son couple de protagonistes, perdu au milieu des ombres. L'ambiance nocturne et rurale voulue par la réalisatrice finit alors de conférer à son film une dimension poétique, remarquablement appuyé par le score transcendant de Tangerine Dream.
Particulièrement talentueuse dans sa mise en images, Bigelow s'appuie aussi sur la qualité d'un scénario écrit par Eric Red (qui signera d'ailleurs deux ans plus tard le script du polar urbain Blue Steel, troisième film de la réalisatrice). On retrouve d'ailleurs dans Near Dark les marottes de son scénariste. De même que dans Hitcher dont il avait écrit le script un an plus tôt, il s'agit là encore d'un récit de formation, prenant pour protagoniste un jeune homme vierge de toute violence et l'opposant à des figures adultes impitoyables qui l'enjoignent à devenir aussi cruel qu'eux. Le propos de l'influence de la violence et de l'émancipation au centre de Hitcher (et de Blue Steel) se retrouve donc à nouveau dans Near Dark, à ceci près qu'ici, il est aussi question d'appartenance au groupe (a contrario de l'errance solitaire de John Ryder). Le jeune homme doit prouver à ses compagnons d'infortune qu'il est prêt à les suivre dans leur errance sanguinaire. Mais incapable de trouver sa place parmi des êtres dont il condamne la nature, Caleb ne souhaite en fait qu'une chose : rentrer chez lui.
De même que chez Anne Rice, les vampires de Near Dark sont des créatures sensibles, condamnées par l'éternité, et qui cherchent à travers la compagnie de leurs rares congénères un remède à leur solitude. Ainsi du couple formé par Jesse et Diamondback, incapables de vivre l'un sans l'autre, ou du petit Homer, vampire centenaire prisonnier d'un corps d'enfant (comme la petite Claudia chez Rice), qui croit trouver à travers l'innocence d'une gamine celle qui l'accompagnera pour l'éternité. Ici l'amour est possessif et s'accompagne d'une promesse d'immortalité plus angoissante que réjouissante. Le vampirisme est alors montré comme une maladie contagieuse qui isole ses porteurs du monde des vivants et leur confère une aura tragique parce que solitaire et marginale. Mais loin de verser dans la fatalité inhérente au mythe du vampire, Bigelow proposera une étonnante porte de sortie à son jeune héros et livrera à travers son dernier acte la troublante métaphore d'un amour inconditionnel et salvateur, capable de démolir même la frontière entre morts et vivants. En cela, Near Dark peut encore aujourd'hui s'apprécier comme un très beau voyage au bout de la nuit.