On a reproché à l'œuvre d'Alejandro G. Iñarritu d'être bien trop focalisée sur un système de narration éclatée, impliquant plusieurs histoires différentes les unes avec les autres. Critiquée, démontée pour cause d'artifices et de style tout en lourdeur, comme si la critique bien pensante aimant fustiger les cinéastes qui en font beaucoup trop était détentrice de la bonne parole. Avec Babel, dernier volet d'une trilogie entamée avec Amours Chiennes, le cinéaste mexicain signe son œuvre somme, magistrale, démesurée pour nous, spectateurs trop habitués au conformisme ou immédiatement heurtés lorsque la grandeur est vue comme de l'esbroufe ou du tape à l'œil. Pardonnez les ambitions un peu trop grandes d'Iñarritu en allant voir ailleurs s'il y est, aux quatre coins du globe, de l'Amérique centrale en passant par le Maroc et le Japon, trois opposés géographiques et culturels en forme d'exemple légitime à la probabilité qu'une cause entraîne un effet, n'importe où dans le monde. Un petit rien de matière ou d'inconscient. Sans s'y soucier, l'air de rien. Iñarritu choisit le fusil comme objet de catastrophe et reflet d'une mondialisation qui a ses bons et mauvais côtés.
Babel ne résoudra rien, il n'est pas un pamphlet, encore moins un brûlot, juste un grand film de fiction basé sur une réalité sociale. Pardonnez également à Iñarritu de faire son fond de commerce avec cette donne, sans doute qu'Hollywood, espoir dans l'humanité et mondialisation font un peu tache ensemble.Pourtant, d'un point de vue de cinéma, Babel est un film prodigieux. Pas extraordinaire, non, on reste dans un certain réalisme, et si la frontière entre la réalité et le rêve –entraînant donc une part de « fantastique »- est allègrement franchie le temps d'un épisode tokyoïte sous acides, Babel est un film qui reste dans la normalité, sur le papier.
Un tir, une conséquence, des histoires du monde. C'est tout simplement ça, Babel.
Nul besoin d'avoir recours à des rebondissements surréalistes à la 24h Chrono, on est trop loin du système classique Hollywoodien grand public, le film d'Iñarritu ne cherche à aucun moment cette idée d'exceptionnel ou de sensationnalisme en ayant recours à toute forme d'aberrance pour faire coïncider un même bouleversement dans trois pays géographiquement opposés. Il est tellement évident, tellement coulant et cohérent qu'il se suffit à lui-même : c'est ainsi que le destin d'une nourrice mexicaine et d'une japonaise sourde et muette va être bouleversé par un simple coup de feu déclenché à des milliers de kilomètres.
Babel, grand film, terrasse par sa beauté et son approche dramatique du genre humain n'y apposant aucun point de vue nauséabond sur le monde. Iñarritu, contrairement aux boursouflés Haneke et Lars Von Trier, n'a pas besoin d'utiliser le médium cinéma pour cracher au visage d'une femme irresponsable, de gamins meurtriers ou d'une adolescente sexuellement déviante. Il y coule une profonde tristesse, non seulement par les cordes latines de Gustavo Santaolalla et les notes de piano inconsolables de Sakamoto Ryuichi, mais aussi par le fait que les conséquences d'un geste –un tir, une fuite en voiture- sont purement et simplement irréparables et graves de conséquences. Comme une impasse infranchissable malgré le fait que les zones soient ouvertes, presque interminables. Ou comment les hautes instances disposent du droit de vie ou de mort sur chaque population des quatre coins du globe.
Cette tristesse est magnifiée par l'interprétation forte des interprètes principaux du film, du Maroc au Mexique, en passant par l'épisode insomniaque au Japon qui vaudra à Adriana Barraza et Kikuchi Rinko une reconnaissance internationale. Comme un tout marquant, Babel est une œuvre puissante résolument moderne qui n'a en rien volé son prix de la mise en scène à Cannes tant elle fait preuve d'une consistance et d'une cohérence fascinantes.
Iñarritu capte aussi bien les moments suffocants que l'ivresse de la vie humaine(le mariage au Mexique, les virées urbaines au Japon) avec une poésie elle aussi, tout à fait moderne. Celle de provoquer les larmes et les cris par son épaisse poussière et aridité. Du très grand cinéma.