On est face à un gros film pro-flic, option action bourrine, complètement unilatéral. Le réalisateur pourra dire que c'est pas vrai s'il veut, mais il faut qu'il arrête de se foutre de la gueule du monde : son film, on dirait Alliance Police qui a commandé un droit de réponse aux Misérables de Ladj Ly ! — Et pourtant Dieu sait que Les Misérables de Ladj Ly (que j'ai plutôt aimé, au demeurant) c'était déjà bien gentil avec ses velléités centristes d'excuser tout le monde et de dénicher partout des circonstances tragiques plutôt que des mises en cause politiques. Pas un film ACAB, quoi, loin s'en faut.


Mais Alliance avait pas aimé Les Misérables.
Qu'on puisse représenter le racisme et la brutalité des policiers comme des répercussions des conditions matérielles de l'action policière, des objectifs fixés par sa hiérarchie ou des cabosses psychologiques de flics à moitié traumatisés, ça n'était pas du tout satisfaisant. Ce qu'ils veulent chez Alliance Police, c'est que le racisme et la brutalité des policiers, on ne les représente pas ; ce qu'ils veulent, c'est des justiciers sans reproche, prêts à se mouiller pour faire le nécessaire (lisez ça avec la voix de Stallone), pris en tenaille entre les hordes barbares islamisées et la hiérarchie falote, de mèche avec le système politico-médiatique bien-pensant et les magistrats gauchistes, tmtc.


Et faut croire que Cédric Jimenez a reçu l'appel cinq sur cinq, parce que c'est exactement ce qu'est son film. Faut quand même vous représenter – attention, asseyez-vous ! – qu'on est face à un film qui à un moment montre Manuel Valls comme un odieux droit-de-l'hommiste qui poignarde lâchement les bacqueux dans le dos. (Sérieux, ça m'en ferait presque de la peine pour ce pauvre Manuel : tu passes ta vie politique à leur lécher les boules, et c'est comme ça qu'ils te remercient... Eh, la gratitude, c'est décidément pas de ce monde !)


Brrref ! On a donc Gilles Lellouche, Karim Leklou et François Civil qui nous interprètent (fort bien, du reste, tout en bon gros virilisme gueulard) de braves bacqueux étreints par le désir généreux de venir en aide aux pauvres gens des quartiers nord, martyrisés au quotidien par la racaille. Par contre, hein, les cherchez pas à l'écran, lesdits pauvres gens des quartiers nord : on s'en bat les couilles, d'eux, ils ont zéro existence. Les seuls que vous verrez, c'est les trois bacqueux dévoués et héroïques, dont on épouse le point de vue du début à la fin, et des jeunes de cité tous à demi animaux, tous en émeute permanente, fringués comme dans un crossover de Call of Duty et The Purge, pas un seul pour avoir un semblant de réalité humaine à l'exception de la copine indic de François Civil.


Et pendant les deux premiers tiers du film, on reste dans cette veine-là, sur du pur film d'action – plutôt péchu, plutôt tendu, plutôt rythmé, pas dégueulasse à suivre en terme de simple divertissement – qui n'en finit plus de filmer son action comme sur un théâtre de guerre.


Or là, faut quand même qu'il soit un peu honnête, Jimenez : il sait très bien ce qu'il fait ! Il sait bien qu'il est en train de filmer des interventions de police en adoptant l'esthétique et les codes de mise en scène, non pas du film policier, non pas même de l'émeute urbaine, mais du film de guerre ! Ce n'est pas le genre de procédés techniques et esthétiques que tu rameutes sans t'en rendre compte, ça. Donc il le sait, qu'il déshumanise, qu'il bestialise, qu'il callofdutyse les corps qu'il filme ; il le sait qu'il est en train de filmer des quartiers de Marseille comme s'il s'agissait de Bagdad en pleine guerre civile ; il le fait délibérément.


Et ce faisant, il sait aussi qu'il ne peut pas ne pas être en train de mentir un peu. Parce que si les quartiers nord c'est à ce point la jungle, si les gens qui y vivent sont à ce point des bêtes – à en croire le film, même les petits garçons de dix ans en appartement avec leur maman sont déjà des jeunes tueurs embrigadés par les gangs, à croire que ça court dans le sang dès le berceau –, alors faudra nous dire, Jimenez : comment t'as fait pour le tourner là-bas, ton film ? Parce que c'est tout de même pas une mince logistique, le tournage d'un gros film d'action bourrin d'envergure, comme ça ; c'est que ça doit demander une stabilité matérielle minimale, non ? — Allez... disons, au moins : meilleure qu'à Bagdad en pleine guerre civile ?


Puis vient le dernier tiers où nos pauvres bacqueux se font crucifier par leur hiérarchie et par les magistrats, et sont jetés en pâture aux hyènes de l'opinion publique. Et là, vraiment, on sombre dans le calamiteux. Parce que bon, si – toute considération politique mise à part – le film s'en sortait pas mal durant ses scènes d'action, quand il essaie d'aller crapahuter dans le drame, c'est vraiment, vraiment de la grosse tarte à la crème. Tout est éculé, tout est déjà vu cent mille fois ; tu sais exactement ce qui doit se dérouler pour cocher les cases, et t'attends juste que ça se déroule.


Au mieux, avec du cynisme, reste un peu de fascination pour la rhétorique d'extrême-droite chimiquement pure que déroule le film, avec ses élites de mange-merde gauchistes corrompus, hypocrites, angéliques, ignorants de la réalité du terrain. — Comprenez : quand vous connaissez le terrain, vous avez forcément envie qu'on envoie l'armée tirer dans le tas. Au bout d'un certain temps j'attendais juste de détecter si, à un moment ou un autre, lesdites élites seraient en plus accusées de s'acoquiner avec un quelconque complot juif, histoire de savoir si on remplirait jusqu'au bout le bingo du film fasciste : mais non.


Vient la toute fin du film, et nos trois héros burinés, cassés par l'injustice mais qui n'ont jamais baissé la tête (parce que eh, ils ont des couilles) qui toisent en silence l'inanité de cette société de lâches, avec en fond House of the Rising Sun. Le film a au moins ça pour lui, quelque part : il est en phase avec ce qu'il est ; il a l'esthétique aussi bourrine et fasciste que le propos.


Au fond, moi ça me gêne pas que les gens d'extrême-droite fassent des films d'extrême-droite, c'est plutôt dans l'ordre des choses. Avec un peu de la légèreté et du snobisme du critique d'art affranchi des considérations politico-morales qui prétend s'élever à un point de vue esthétique pur, je pourrais même dire qu'après tout, il y a des chefs-d'œuvre fascistes. Assurément, ce gros machin épais et stupide que vient de pondre Cédric Jimenez n'en ferait pas partie.



Addendum



La vigueur des dénégations de Jimenez m'intrigue.
Par curiosité je suis allé jeter un œil à ce qu'il dit et à ce qu'il écrit, et en substance, sa ligne de défense, c'est : mon film n'est absolument pas d'extrême-droite, j'ai grandi dans ces quartiers et j'étais un jeune à avoir des problèmes avec la police, la réponse à la violence est sociale et éducative, mon but ce n'était pas de défendre la police, je voulais donner le point de vue de policiers sur les difficultés qu'ils rencontrent.


Et le bonhomme a l'air de penser ce qu'il dit. Il a l'air de ne vraiment pas se rendre compte que le point de vue proposé est unilatéralement celui de policiers, et que son film les pose en martyrs et les justifie de bout en bout ; de ne vraiment pas se rendre compte de ce que ses images véhiculent, de la façon dont il a animalisé à l'écran les garçons de cité.


Au point que j'en viens à me dire que, non, contrairement à ce que j'écrivais plus haut : peut-être que le réalisateur ne savait pas ce qu'il faisait. Peut-être qu'on est face à un cinéma d'inconscient plus que face à un cinéma d'idéologue. Peut-être qu'on est face à un mec qui s'est juste marré à faire du cinéma de genre ultra-testostéroné dans sa cité sans réaliser ce que cela impliquait quant au sens politique des images qu'il était en train de fabriquer ; un mec qui est allé écouter le témoignage de policiers mis en cause et qui a été ému par ce qu'ils avaient à dire, et qui s'est dit qu'il allait raconter ça tel quel, sans réaliser la nécessité d'offrir un contrepoint pour ne pas juste relayer une propagande.


Quoi qu'il en soit, ça ne change rien à ce qu'est le film. Il n'est pas besoin que le cinéaste ni que ses intentions soient fascistes pour que son film le soit. Le film l'est indépendamment, par les effets qu'il produit. Au mieux cela veut dire que Cédric Jimenez n'est pas un aussi mauvais gars que son film est un mauvais film, qu'il est juste inconséquent. Mais s'il est sincère quand il dit ce qu'étaient ses intentions et ce que sont ses valeurs, il va sacrément falloir qu'il se questionne quand même sur ce qu'il a fichu pour en arriver là, et pour que son film fasse pousser de tels mugissements de joie chez Causeur ou chez Valeurs Actuelles.


Edit, 1er septembre 2021/ Et d'enthousiastes compliments par tweet de la part de Marine Le Pen !

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le 23 août 2021

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