Les engoulevents ne se cachent pas pour mourir

En quelques lignes :


À Bacurau, dans le Nordeste brésilien, on pleure la mort de la matriarche Carmelita. Peu après les funérailles, les habitants remarquent – parmi d’autres événements étranges – que leur village a été rayé de la carte du pays.


Et un peu plus :


Lorsque Bacurau reçoit le prix de la mise en scène au festival de Cannes en 2019, Jair Bolsonaro vient d’entrer en fonction en tant que président du Brésil. Son élection à 55% des voix (58 millions d’électeurs) entérine la présence et l’influence de l’extrême-droite dans le sixième pays le plus peuplé du monde, et achève de couper en deux une nation déjà fortement divisée par les inégalités économiques et sociales. L’arrivée au pouvoir de Bolsonaro, à l’image de celle de Donald Trump aux États-Unis, inquiète au plus haut point les femmes, les Noirs, les membres de la communauté LGBT, les Indiens ou les militants du mouvement paysan des sans-terre qui se retrouvent dans le viseur de sa politique fasciste, hostile au progressisme et nostalgique de la « bonne vieille dictature militaire ». Ajoutons à cela un mépris toujours plus marqué pour le nord du pays, historiquement laissé pour compte au profit du sud, centre névralgique du Brésil où se concentrent les richesses, et nous aurons peint à grands traits une réalité qui ressemble de plus en plus à une fiction dystopique cauchemardesque.


Dans ces circonstances, il semble peu étonnant que Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles aient conçu avec Bacurau ce qu’ils appellent eux-mêmes un « film de siège » parcouru d’un sous-texte puissamment politique. En plaçant d’abord leur intrigue dans les paysages arides du Sertão, région très particulière du Nordeste où le problème de l’accès à l’eau provoque régulièrement des tensions, et qui réexiste enfin aux yeux du monde par l’entremise de l’image. En dressant ensuite le portrait d’une communauté villageoise incroyablement résiliente, capable de vivre avec très peu de ressources et refusant le soutien de politiciens corrompus, accueillant en son sein des individus de tous horizons, sans discrimination d’aucune sorte, dans un petit monde à la fois libertaire et solidaire où maire et bandits peuvent s’asseoir à la même table. En mettant en scène, enfin, une explosion de rage à la violence d’autant plus fulgurante qu’elle a été longuement retardée lorsque tout cela – la dignité de toutes et tous, au fond – se retrouve menacé par d’étranges individus venus d’ailleurs, avatars effroyables et à peine déguisés d’un impérialisme brutal, sadique et vénal, bien décidés à supprimer ce qu’ils ne peuvent tout simplement engloutir.


Avec Bacurau, on passe donc de la représentation d’un siège symbolique où une communauté quasi-utopique exprime, à travers son existence même, son refus du mépris et de l’oppression, à un siège véritable où des villageois, acculés par des intrus et luttant contre leur propre disparition, disent cette fois non en faisant parler la poudre. Si l’on pourrait voir dans cette soudaine transition une forme d’apologie de la violence comme seule forme de résistance possible, c’est sans compter le glissement générique qui s’opère dans le film et lui permet de rester ainsi pur objet de cinéma, sans toutefois se délester de sa charge politique. Pour Kleber Mendonça Filho et Fernando Dornelles, Bacurau est en effet un film à « trois vitesses », partant du portrait quasi social d’une communauté oubliée du nord du Brésil pour emprunter ensuite les codes du thriller et, pour finir, ceux du western des années 60 et 70. Lorsque l’on ajoute à cela, en vrac, des psychotropes avalés par les personnages comme des smarties, des costumes acidulés, une bande-son mêlant des compositions électroniques à des chansons brésiliennes et une image vintage obtenue grâce à des objectifs anamorphiques, on comprend que Bacurau est une forme de produit de synthèse, hybride et expérimental, une œuvre polymorphe, parfois proche du trip hallucinatoire, qui fait jouer la puissance des images avant celle du discours.


Pas de doute, donc, il s’agit bien là de cinéma d’abord, mais qui ne s’empêche pas, au seuil du délire, de dire que non, Jair et tous ceux qui rêvent d’un monde inégalitaire, il y a définitivement des choses que non.


Et en quelques images:
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FenêtresSurCour
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Créée

le 22 mars 2022

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