Réalisé à l’aube des années 90 par un cinéaste australien alors inconnu, Bad Boy Bubby produit un effet décidément bien trop rare : celui d’un météore surgi de nulle part, sans descendance manifeste, et restant gravé, pour quiconque l’ayant croisé du regard, comme une expérience folle, inédite, féroce ou irritante, jubilatoire ou douteuse, parfois bancale, en tout cas jamais tiède. Atypique jusque dans sa conception, le film de Rolf de Heer fut le lieu d’expérimentations techniques pour le moins étonnantes, qui ont contribué à renforcer sa légende. Ainsi, pas moins d’une trentaine de chefs opérateur se sont succédés sur le tournage, tandis qu’un système de prise de son à deux entrées fut fixé près des oreilles de l’interprète principal, de manière à restituer au plus près l’écoute humaine.
Bad Boy Bubby, c’est avant tout son héros éponyme, dont le cinéaste épouse le regard de la première à la dernière image – l’occasion pour un inconnu, Nicolas Hope, sorte de jumeau approximatif de Jack Nicholson, de délivrer une magistrale performance. Sa silhouette dégingandée, presque sans âge, affublée d’un costard miteux et d’une chevelure hirsute, est de celle qui ne s’oublie pas. Quand cet esprit d’enfant dans un corps d’animal, séquestré par sa mère pendant plus de trente années dans une cave, se retrouve brutalement plongé dans le monde extérieur, le film bascule alors du huis-clos apocalyptique à la fable initiatique complètement barrée. En se coulant dans la perception encore vierge de son protagoniste, Rolf de Heer déploie avec une gourmandise sans pareille, au fil d’un chapelet de séquences autonomes mais évolutives, une série de rencontres et d'échos à travers laquelle notre monde apparaît mis à nu, sans filtre, et rendu à son étrangeté première. Un monde contrasté, tour à tour (et parfois en même temps) beau et laid, noble et ridicule, où l’on passe du comique au terrifiant en un battement de cils.
Même s’il appuie plus que lourdement sa diatribe religieuse, le cinéaste cède rarement à l’opportunité de la peinture sociale vitriolée que son sujet appelait. La frontalité crasse de Bad Boy Bubby, son argument subversif, ne s’exerce jamais au profit d’une vision pétrie de cynisme, mais au contraire d’une certaine candeur du regard. Sous les oripeaux du film trash (et parfois même un tantinet complaisant) subsiste une véritable naïveté, celle du conte. Bubby est un être pur, dont la trajectoire consiste à passer des ténèbres de la violence et de l’ignorance à la lumière de l’amour et de sa propre affirmation d’individu, trouvant dès lors sa place au sein de cette étrange société humaine. Au bout du chemin, rien d’autre qu’une situation des plus normales : un foyer, une femme, des enfants. Pour autant, l’impétuosité de Bad Boy Bubby n’est pas un simple paravent qui se replierait au dernier moment en posture conservatrice. La beauté de ce parcours initiatique, de cette entrée dans l’âge adulte du protagoniste, c’est qu’elle ne remet pas en cause ce qui fonde l’essence de son rapport au monde. De la cave familiale, sombre et aliénante, au jardin domestiqué de son nouveau foyer, où l’on se meut librement à coups de rires et de jets d’eau, Bubby reste guidé par une sorte d’innocence primitive, de dynamique ludique et désinhibée – celle-ci ne s’exerçant plus aux dépens des autres, mais en harmonie avec eux.