Badland Hunters, séquelle de Concrete Utopia (Eom Tae-hwa, 2023, acquis mais toujours inédit en France pour l’instant) est diffusée depuis le 26 janvier dernier dans plus de 170 pays au monde. Le long-métrage s’est instantanément classé premier dans plusieurs contrées, marquant à la fois la puissance de frappe de Netflix, mais aussi de popularité du cinéma coréen partout dans le monde. La popularité de son acteur principal, Don Lee (Dernier train pour Busan) ne doit pas être étranger non plus au succès du film.
Mais succès populaire n’est pas forcément synonyme de qualité. Badland Hunters est un authentique navet de luxe, avec beaucoup de bruit pour rien et de fumée pour cacher la misère. Le long-métrage respecte parfaitement le cahier de charges de Netflix, qui vise (comme jadis les producteurs de films vidéos, puis de DVD à bas prix) l’action pour offrir du spectaculaire pour cacher la misère. C’est aussi une nouvelle preuve, que le genre relativement nouveau postapocalyptique ne réussit décidemment pas aux Coréens…
En 1997, deux américains créent une start-up appelée Netflix (contraction des termes « Internet » et de « flix », expression familière du mot « film » en anglais), sans se douter un seul instant qu'elle allait un jour révolutionner le monde. Au départ, l'entreprise propose uniquement un service en ligne de location et d'achat de DVD livrés à domicile. En 2002, son introduction à la bourse de New York NASDAQ lui permet de lever les fonds pour développer un site de vidéo à la demande en ligne. Grâce à l'évolution numérique, ce service est lancé en 2010 tout d’abord au Canada, avant de s'étendre à l’Amérique du Sud en 2011, à l’Europe de l'Ouest en 2015, et dans le reste du monde (à l'exception de la Chine) à partir de 2016. Au cours de la décennie, le nombre d'abonnés ne cesse de croître pour atteindre les 250 millions d'abonnés payants en 2023.
Lors de son arrivée sur le marché coréen en 2016, Netflix est le tout premier service en ligne à proposer un abonnement mensuel, qui permette de regarder un contenu audiovisuel illimité, alors que ses concurrents proposent encore soit des chaînes de télévision payantes, soit uniquement l'achat de films à l'unité. Netflix a tout de même du mal à s'imposer, car les maisons de production coréennes lui refusent dans un premier temps toute collaboration, réduisant ainsi son catalogue à seulement 40 titres coréens. Le premier concurrent direct, WatchaPlay, riposte d’ailleurs rapidement, en proposant 20 000 programmes nationaux à un tiers du prix d'abonnement de Netflix.
Pour rester compétitif, Netflix décide donc d’investir rapidement dans la création de contenus originaux, en produisant coup sur coup deux succès mondiaux, le film de fiction Okja (Bong Joon-ho, 2017) et la série dramatique Kingdom (13 eps, Kim Seong-hun & Park In-jae, 2019/20).
Mais c’est Squid Game (9 eps, Hwang Dong-hyuk, 2021), qui remporte le jackpot en devenant la série la plus regardée de tous les temps sur Netflix, avec un cumul de 1,65 milliard d'heures de visionnage en 28 jours. La plateforme de streaming devient finalement le leader du marché de la vidéo à la demande en Corée en 2023, avec une part de marché de 35 %, devançant ses concurrents locaux Wavve à 21 % et Tving à 16 %. Pour maintenir sa position tant sur un marché local, qu’international (en surfant sur l’engouement mondial pour les films coréens), Netflix dévoile en 2023 un ambitieux plan de développement de contenus sud-coréens sur quatre ans à hauteur de 2,5 milliards de dollars.
Badland Hunters est donc l’une des dernières « autoproductions Netflix » après les récents Believer 2 (Baik Jong-yul, 2023) et Ballerina (Lee Chung-hyeon, 2023). Il se trace une constante dans les projets choisis et financés par le géant du streaming : des films d’action, souvent confiés à des réalisateurs émergents, comme dans le cas présent Heo Myeong-haeng. Acteur-cascadeur dans Old Boy (Park Chan-wook, 2003), Arahan (Ryu Seung-wan, 2004) et Fighter in the Wind (Yang Yun-ho, 2004), il se fait une réputation comme directeur des chorégraphies d’action notamment sur Le Bon, La Brute et le Cinglé (Kim Jee-woon, 2008) et New World (Park Hoon-jung, 2013). Proche de Don Lee, il décroche donc finalement le poste de réalisateur sur Badland Hunters.
Badland Hunters est un projet mis en chantier en même temps que Concrete Utopia. Ici, j’aimerais marquer une interrogation : en mai 2023, quand je découvre personnellement Concrete Utopia au marché du film de Cannes en mai 2023 et que je me renseigne quant aux possibilités de diffuser ce film dans des festivals, le producteur me confie qu’il y a un projet parallèle en post-production, Badland Hunters. Alors que le premier est l’adaptation du second épisode du webtoon Pleasant Bullying de Kim Sungnyung, on me dit que Badland Hunters, prévu pour sortir après Concrete Utopia, serait une « préquelle » au premier épisode.
Pourtant, au niveau chronologique, Badland Hunters semble clairement se dérouler après Concrete Utopia. Cela s'explique par le fait que les événements se situent trois ans après le séisme dévastateur en Corée, et les résidents de l'immeuble ne sont plus la même communauté que celle présentée dans Concrete Utopia. Cette communauté s'était formée dans la suite directe du séisme pour survivre dans un monde dévasté. La clarification de cette chronologie nécessitera une vérification ultérieure du webtoon original. Quoiqu'il en soit, cette divergence n'a aucune incidence sur le visionnage des deux films, qui peuvent être appréciés de manière indépendante.
Concrete Utopia se démarquait par son approche commerciale combinant les éléments classiques d'un film catastrophe, avec des séquences de destruction massive et d'actes héroïques, ainsi qu'un drame intime explorant la société coréenne contemporaine. Au-delà de son intrigue postapocalyptique, le film offrait une perspective riche et complexe en mettant en lumière les clivages croissants entre les classes sociales et la crise immobilière à Séoul. En revanche, Badland Hunters adopte une approche plus simpliste en se limitant à un simple divertissement d'action dépourvu de profondeur. De plus, son concept de scientifique fou expérimentant sur des humains pour ramener sa fille à la vie frôle bon la série Z.
Simple véhicule-star pour conforter Don Lee dans son sempiternel rôle de Bud Spencer coréen, incarnant le bagarreur ronchon au cœur tendre, le film déroule une intrigue totalement extrêmement basique qui sert uniquement de prétexte à une série de scènes d'action. La première de ces scènes est particulièrement parlante en mettant Don Lee face à un crocodile numérique visuellement saisissant sans autre but que d’impressionner l’audience. Elle prépare également le public à des effets gore à venir, avec une décapitation accompagnée de généreuses éclaboussures de sang (numérique).
La suite du film oscille entre des confrontations d’homme à homme et des scènes de fusillade, toutes marquées par des éclaboussures prononcées, des os brisés et des têtes éclatées, des éléments peu courants dans les productions cinématographiques américaines plus conventionnelles et soucieuses de perpétuer une vision plus puritaine. Ces excès de violence sont utilisés pour accentuer l'effet de surprise et de fascination, masquant ainsi les lacunes de la réalisation et la vacuité de l'intrigue, mais aussi pour perpétuer la sempiternelle image (occidentale) du cinéma asiatique de l'extrême (sic). Il est indéniable que la mise en scène, loin d'être dynamique, ne parvient pas à être à la hauteur de ces attentes.
Heo Myeong-haeng excelle dans les chorégraphies d'action, atténuant habilement les lacunes martiales de Lee Jun-young par des séquences de courses-poursuites dynamiques et des plans courts percutants. Il met également en valeur les compétences impressionnantes de No Jeong-ee à travers des enchaînements de prises spectaculaires. De son côté, Don Lee, fidèle à son image, avance péniblement pour neutraliser ses ennemis en quelques coups d'une puissance quasi surhumaine.
En revnache, côté mise en scène, Heo Myeong-haeng opte pour une caméra à l'épaule afin de créer une sensation de danger, de fragilité et de déséquilibre, accompagnant chaque action. Cette approche, bien que visant à intensifier l'expérience, finit par fatiguer l'œil et l'esprit, surtout dans les séquences intérieures de l'immeuble. On ne peut s'empêcher de regretter l'absence du génie et de la véritable inventivité qu'un réalisateur comme Gareth Evans a démontrés dans un contexte similaire avec son film indonésien The Raid (2011).
Badland Hunters est un mauvais film, en grande partie en raison d'une intrigue maintes fois vue dans des séries B et Z interchangeables, et que ni le scénario ni la réalisation ne parviennent à transcender malgré le budget. Le genre postapocalyptique semble décidément ne pas convenir aux réalisateurs coréens et ne s'inscrit pas dans leur culture cinématographique. Le tout premier film coréen de ce genre, Peninsula (Yeon Sang-ho, 2020), avait au moins pour mérite d’avoir maladroitement tenté de mêler des éléments de film de zombies et de braquage pour donner une séquelle plutôt inattendue à son précédent Dernier Train pour Busan (2016) et dans le but de créer un vrai univers. Si Concrete Utopia avait brillamment exploré ce genre en privilégiant le drame et la psychologie humaine au cadre, Badland Hunters, lui, se concentre exclusivement sur le cadre, mais intègre une intrigue dépourvue d'enjeu et d'intérêt.
La seule valeur à trouver dans ce film décevant réside dans l'occasion offerte aux cinéastes coréens d'explorer les effets spéciaux. Les effets numériques n'ont fait leur apparition dans le cinéma coréen qu’à partir de 1997, et depuis lors, les progrès ont été fulgurants. Cependant, le pays fait encore face à des défis liés à l'infrastructure, au savoir-faire, et surtout à des budgets insuffisants pour exploiter pleinement le potentiel des effets spéciaux. La production d'un « blockbuster local » coûte en moyenne 15 millions de dollars, tandis que Netflix alloue entre 30 et 50 millions de dollars selon ses productions. Cela représente une opportunité pour les équipes de production, qui bénéficient de salaires plus élevés (ce qui a un impact sur l'industrie cinématographique coréenne traditionnelle, confrontée à cette inflation imprévue), mais surtout, cela permet d'investir l'argent de manière différente. Yeon Sang-ho, par exemple, a déclaré avoir réalisé Jung_E (2023) uniquement pour faire progresser les effets spéciaux, en mettant l'accent sur l'animation et les modélisations de visages les plus réalistes possible.
Badland Hunters semble exhiber tout le nouveau savoir-faire acquis grâce à un budget conséquent dès les premières images des créatures dans le laboratoire du scientifique fou, suivi de l'arrivée imprévue d'un crocodile - une scène totalement gratuite et improbable (notamment en se demandant comment un crocodile aurait pu se retrouver en Corée du Sud et survivre sans eau aux alentours du campement). Le film se délecte également dans divers effets gores, offrant une véritable démonstration de maîtrise à ce niveau. La véritable réussite de Badland Hunters réside donc dans ses expérimentations dans les effets spéciaux.
Dans tous les cas, cet échec monumental ne rassure pas quant à la prochaine collaboration entre le réalisateur Heo Myeong-haeng et l’acteur Don Lee, Round-Up 4 : Punishment, en avant-première au Festival de Berlin 2024 et à sortir dans la foulée en Corée.
Quant à Netflix, plutôt que de réfléchir à comment redéfinir le « cinéma coréen » ferait mieux de dépenser l’argent dans l’acquisition des vrais chefs-d’œuvre des décennies passées pour donner une vraie idée de la richesse cinématographique à ses abonnés.
(Critique, qui reprend certains éléments de mon ouvrage Hallyuwood - Le cinéma coréen et de ma page FaceBook éponyme).