Dans cette fresque sociale de près de 3 heures, Kurosawa laisse non seulement parler toute l'étendue de son savoir faire (fallait bien 3 plombes !) mais il s'efforce surtout à le mettre au service d'un script dont le principal objectif est de faire le tour de la nature humaine, et plus précisément des sentiments qui l'animent. En s'attardant sur des personnages en fin de vie, et aux altruistes qui tentent de faire de ces derniers moments des instants, sinon agréables, au moins paisibles, le cinéaste nous entraîne malgré nous à la recherche d'une paix intérieure qui ne semble accessible qu'en fin de voyage, lorsque la peur d'un futur, souvent appréhendé avec crainte, s'évapore avec nos dernières forces.
Pour servir un tel sujet, Kurosawa peut compter sur la présence charismatique du monstre Toshiro Mifune. Encore une fois, il est parfait dans son rôle de leader au grand coeur, chacune de ses apparitions sonne comme une leçon de sagesse, qui fait du docteur qu'il incarne, l'illustration même d'une nature désintéressée, uniquement motivée par le bien être des gens qui l'entourent. Ce mentor est accompagné par un jeune médecin ambitieux auquel l'excellent Yūzō Kayama prête ses traits avec toute la fougue nécessaire pour nous faire apprécier l'évolution de ce personnage, qui se forgera un caractère en acier trempé au contact de son maître et futur ami. Les seconds rôles sont également au diapason et permettent à cette histoire souvent triste de nous impliquer au maximum.
Ainsi, même si quelques passages semblent un peu traîner en longueur, les 3 heures de Barberousse ne se font pas sentir. Kurosawa sait provoquer les ruptures de ton nécessaires pour relancer le rythme de son film quand celui-ci semble entrer en fin de croisière. Il nous gratifie même d'une séquence de tatane bien pêchue en milieu de métrage, où Mifune donne une leçon de cassage d'os à un groupe de truands qui lui cherche des noises. Cette scène est d'ailleurs un passage charnière du film car elle signe le passage de flambeau d'un maître à son disciple, qui revêt ici la forme d'une adolescente malmenée par la vie, que ce dernier devra guérir.
Avec cette dernière oeuvre en noir et blanc de sa carrière, Kurosawa fait exploser tout son savoir faire pour affubler son film d'une photographie prestigieuse. Impossible de rester insensible devant le travail titanesque qui a été mis en oeuvre pour éclairer chaque séquence composant Barberousse. La plupart du temps en appui sur des lumières naturelles flageolantes, on imagine aisément le casse tête proposé aux différentes équipes pour rendre l'image telle que la souhaitait le réalisateur. Le résultat est bluffant d'esthétisme et de dynamisme. Chaque scène clé de l'histoire est amplifiée par des jeux de lumière virtuoses qui, quand ils n'approfondissent pas les sentiments des différents protagonistes en s’immisçant dans leurs regards, retranscrivent à la perfection l'ambiance à la fois accueillante et macabre d'un dispensaire usé jusqu'à la corde. Kurosawa s'est vraiment donné les moyens pour offrir à son film cet esthétisme à couper le souffle en allant jusqu'à faire reconstruire une réplique du dispensaire, en s'autorisant quelque libertés pour apporter encore plus d'ampleur aux séquences qu'il souhaitait y tourner.
Cette implication totale pour faire de Barberousse un film à la fois soigné sur le fond et la forme force l'admiration. Non seulement le résultat est des plus réussis mais l'homogénéité de l'ensemble tient du génie. Il est aisé de comprendre, quand on se laisse charmer par cette fluidité exemplaire, ce sens de la composition et surtout ce perfectionnisme qui émanent des films de Kurosawa, que ce dernier ait influencé par son oeuvre bon nombre de cinéastes après lui.