En allant voir Barbie, plus d’un mois après sa sortie, j'avais forcément déjà une idée de l'effet que ce film pourrait avoir sur moi. Je savais que ce film parlait, d’une façon ou d’une autre, de féminisme, et que pour cette raison il a crispé certains et en a enthousiasmé d’autres. Je m'étonnais qu’un film que je supposais assez peu radical puisse avoir un effet si puissant. Je savais aussi qu’il était drôle et qu’il avait de bonnes chances d’être très bien réalisé. Je devinais, enfin, qu’il était moins con qu’il en avait l’air.
Et en effet le film est drôle, plusieurs scènes sont d’un comique irrésistible, soit par l’exagération – à Barbieland – soit par le décalage – une fois Barbie et Ken projetés dans le Vrai monde. Je me suis amusée à la fois du comique de situation, de répliques qui font mouche, et de références évidentes comme un appel de pied aux spectateurs avertis. La plus flagrante est la scène d’ouverture qui rejoue 2001 l’Odyssée de l’espace, dans un hommage burlesque qui fonctionne à merveille, Barbie majestueuse en plein milieu, superbe, et risible parce qu’elle est Barbie. Les petites filles qui détruisent au ralenti leurs jouets de petites ménagères parachèvent le comique de la scène.
Le film est, aussi, très bien joué. On se régale devant l’interprétation de Margot Robbie et Ryan Gosling, qui semblent s’être amusés énormément pendant le tournage. Vus leurs personnages, on les comprend, et je dois dire qu'on s'amuse avec eux, pour peu de se laisser prendre au jeu.
Mais le cœur du film est ailleurs, car on ne peut pas se contenter de rire dans ce film où la revendication de féminisme est clamée si fort qu’on y prononce plus d’une dizaine (?) de fois le mot « patriarcat ». Et c’est là que j’ai cessé d’y croire. Le comique, par sa complexité, par ses double-sens, par ses hyperboles aurait pu suffire à la subversion mais non, le « féminisme » se présente dans ce film comme une affaire très sérieuse. Je mets le terme entre guillemets, c’est volontaire : avant de le voir j’avais entendu parler d’un film engagé, d’un film féministe, d’un film à message mais le moins qu’on puisse dire, c’est que le message est flou, bien qu’amené à gros sabots et grand renfort de tirades émouvantes. Et le problème n’est pas que le film manque de radicalité, comme je le pensais, le problème n’est pas le degré de féminisme qu’il porte, mais la contradiction dans le message qu’il véhicule.
Dans d’autres contextes, j’aime par-dessus tout le sens laissé en suspens, l’indécision, la polyphonie des personnages qui, portant chacun un point de vue, nous amènent à douter au lieu de nous prêcher bêtement une sorte de bonne parole qui serait la conclusion de l’œuvre. Mais dans Barbie, le sens n’est pas en suspens, il est affiché notoirement et pourtant il est contradictoire, au point de devenir le contraire du féminisme.
D’abord, le féminisme affiché du film est tiède, voire réchauffé. La tirade de Gloria (jouée par America Ferrera), dont on m’avait tant parlé, censée être le moment culminant du film et son point de bascule, m’a laissée sur ma faim, avec son féminisme convenu rappelant les injonctions contradictoires faites aux femmes. Elle n’a eu aucun effet sur moi, et pourtant j’aurais voulu être emportée, j’étais prête à y croire.
Mais il y a plus gênant. A la limite, j’aurais pu me contenter d’un féminisme tiède, si la tiédeur permettait au plus éloignés du féminisme d’avoir des révélations sans se brûler. Non, ce qui m’a perturbée, me laissant le cul entre deux sièges de cinéma tout le long de la séance, c’est la manière dont est présenté ce féminisme chez les personnages féminins. Il est, comme le reste du film, traité avec exagération, caricaturé et même : ridiculisé.
La première réplique du film résolument engagée est celle de l’adolescente Sasha qui rencontre Barbie, et qui, dans une tirade, dénonce rageusement les effets du patriarcat et du capitalisme. Or ce personnage, à ce moment du film, est le cliché de l’adolescente rebelle, indignée contre tout, en colère par principe. Son engagement est rendu ridicule par une Barbie qui, en face d’elle, émeut le spectateur qui, pour la première fois, s’identifie à cette poupée traversée d’émotions et blessée par l’adolescente tout occupée à sa rage. Comment ressort-on de cette scène ? Avec une empathie certaine pour le chagrin de Barbie qui se pensait sauveuse du monde, et avec un jugement réprobateur envers cette adolescente ingrate qui d’ailleurs, n’est qu’une adolescente dont la rage par nature finira par passer.
Autre exemple : à Barbieland, la révolution féministe qu’organisent collectivement les Barbies (!) pour reprendre le pouvoir, malgré son succès incontestable, n’est qu’une passade, une broutille, une agitation inoffensive. Cette révolution féministe soulage, amuse, mais elle n’est pas menaçante. Dans le Vrai monde le patriarcat perdure.
Et justement, le Vrai monde, on y revient à la fin du film. Barbie veut faire partie du monde des humains. Cette conclusion me laisse perplexe, et dans ce passage vers le réel le « message » du film n’est plus du tout une affaire de féminisme, il est l’histoire connue et renouvelée du jouet qui voudrait être un vrai petit garçon, ressentir de vraies émotions, quitte à souffrir, quitte à mourir. L’histoire peut être belle, mais c’est une autre histoire. Dans Barbie, cette histoire fait tomber le film dans une conclusion qui prend la forme d’une fuite bercée d’émotions convenues. Elle m’a déçue, car lâchement, elle ne résout rien. Pendant un instant qui se veut jubilatoire, le film secoue des idées révolutionnaires avant de laisser la poussière retomber sur la mièvrerie d’une poupée qui veut faire partie du monde des humains.
Quitte à jubiler, on aurait préféré que Barbie, une fois dans le Vrai monde, ne se contente pas de la joie d’être une femme ordinaire se rendant chez son gynécologue mais que par son assurance, sa beauté à couper le souffle, et son indignation facile, elle fasse éclater au grand jour le patriarcat. Qu’elle le fasse éclater tout court.
Pour toutes ces raisons, sortie de la salle depuis plusieurs jours maintenant, je m’interroge encore : comment ce film a-t-il pu faire autant d’effet à son public ? Comment a-t-il pu à ce point jouer ce rôle d’éclaireur qu’il semble avoir eu pour des milliers de femmes ? Car je peux avoir mon avis personnel mais je ne peux pas nier les faits : ce film est puissant, puisqu’il a agi sur ses spectateurs, et surtout ses spectatrices.
Alors, pour expliquer cette puissance, j’ai bien quelques idées. Il y a d’abord le tour de force de prendre pour point de départ le personnage de Barbie, figure anti-féministe au possible pour nombre d’entre nous, mais aussi très populaire, pour parler de féminisme. Il y a aussi l’opposition nette, et donc parlante, entre le monde de Barbie et le Vrai monde. C’est gros, mais ça nous parle. Et je me suis délectée de voir Barbie et Ken débarquer en rollers dans la rue et découvrir, les yeux écarquillés, notre monde à nous. Il y a, enfin, les Barbie et les Ken érigés en deux camps opposés de Barbieland. Prendre pour décor Barbieland afin d’y instaurer cet antagonisme net, c’est assez intelligent, parce que ça permet de faire du « patriarcat » instauré par Ken une caricature de patriarcat, et de révéler ses travers de façon flagrante.
Bref, ce qui donne au film sa force, ce sont les oppositions, même les plus simples, même les plus bêtes. Elles sont tout simplement parlantes, et donc puissantes. Elles présentent cet avantage d’être immédiatement comprises de tous et toutes, et puisqu’elles sont exagérées, les spectateurs se sentent toujours un peu plus malins qu’elles. On adhère et on rit en même temps. Ce film est puissant parce qu’il est simple, mais aussi parce qu’il est simpliste.
Mais quel effet a-t-il eu exactement sur son public ? Quelles conséquences a donc eues ce film ? Les premières, et les seules, dont j’ai connaissance sont commerciales : succès des vêtements roses, rupture de stock de Birkenstock, recettes record sur les poupées Barbie. A bien des égards le film ressemble à un très long, et plutôt drôle il faut l’avouer, spot publicitaire, pour Mattel, pour Barbie, entrecoupé de placements de produits.
C’est là que le message du film, finalement, n’a rien de flou : féministe je ne sais pas, mais surtout assurément consumériste, résolument capitaliste, et faussement révolutionnaire, en ce qu’il se moque un peu de la machine pour mieux la relancer. Finalement, j’ai trouvé ce film plus drôle qu’engagé. Barbie et sa révolution en carton ne renversent rien, mais avec elles on s'amuse bien.