Journal intime d'un chien de banlieue
De toutes façons, je ne l'ai jamais vraiment aimé cet immeuble. Il m'a toujours dérangé.
Ces dizaines de portes les unes à côtés des autres, qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau.
Des portes en haut, en bas, devant, derrière, et toutes identiques.
Malgré ma connaissance des lieux et mon flair infaillible, il m'arrive encore de me perdre dans ces couloirs étroits et de gratter à la mauvaise porte.
Ca fait un petit moment que j'use mes pattes dans les parages et je dois bien avouer que la situation se dégrade depuis quelques temps dans ma tour de Babel.
Les maîtres ont l'air moins heureux, plus soucieux.
Je les vois ces images dans la télévision. Ces usines qui ferment, ces maîtres qui ne travaillent plus, qui passent leur temps devant la boîte à images. Ils s'amusent moins avec nous, beaucoup moins.
Je le vois bien, moi, que c'est tendu dans le coin.
Je me ballade toujours dans les couloirs, dans les caves, dans les jardins. Je vois tout et c'est pas bien net dans mon HLM. Je commence à surveiller mes arrières.
Un vieux pote à moi, un peu gueulard c'est vrai mais qui n'hésitais pas à partager son os ou te filer une part de sa pâtée s'est fait enlever. Comme ça en pleine après-midi ! Et je sais qui a fait le coup !!
Un jeune maître, pas méchant pour un sou pourtant. Récemment diplômé et toujours chômeur. Une femme enceinte qui lui met la pression et hop ! Il s'en prend à nous. Comme si c'était de notre faute.
C'est ensuite le tour d'une connaissance, à la colle avec une vieille folle, qui sera jeté dans les airs sans ménagement.
Une attaque en règle contre notre race !!
Puis c'est pas tout.
Le gardien de l'immeuble, notre gardien, qui se fait des ragoûts avec mes potes de réverbère. Tout seul dans sa cave mijotant les cuisses et les râbles des collègues.
Il y a aussi le fantôme de la tour de Babel, prétendument mort mais surement revenu des enfers pour "génocider" la race canine. Un fou furieux !
Mais une jeune et jolie maîtresse a décidé de nous venir en aide.
Elle est pas fûte-fûte mais par les temps qui courent ça fait chaud au coeur d'avoir une "deux-jambes" de notre côté.
C'est quand Soon-Ja est arrivée. La belle Soon-Ja avec son joli petit museau taquin et ses belles boucles blanches.
C'est quand elle est arrivée dans la vie de notre jeune diplômé "canicide" que tout s'est accéléré.
C'est quand Soon-Ja s'est faite enlevée que notre microcosme banlieusard s'est mis à trembler.
Les masques tombent. Ma tour de Babel s'ébranle et prend vie.
Je vois tout de là ou je suis.
Tout ce petit monde s'agiter comme un théatre de marionnettes, comme ces films des années vingt où la parole était superflue.
Je vois ma jolie Soon-Ja ballottée de parts et d'autres, trimbalée dans un sac, battue et menacée de mort.
Mon petit monde tourne plus vite et dans l'autre sens.
Cette histoire sordide se transforme en comédie grinçante.
Les rôles s'inversent.
Notre jeune maître à la recherche de Soon-Ja ! Lui qui prenait un malin plaisir à nous jeter par les fenêtres. Le v'là piteux et les yeux baissés comme un gamin qui vient de se faire engueuler.
Une belle revanche pour nous.
Malgré tout.
Malgré des jeunes perdus entre précarité et débrouille, des vieux errants dans les jardins, tristes comme la pluie, des paumés qui veulent bouffer les jolies cuisses de ma Soon.
Malgré tout ça, ma douce a survécu, sauvé in-extremis du couteau acéré du fantôme de l'immeuble.
La vie a repris son cours.
Tout est rentré dans l'ordre. Le calme est revenu dans les couloirs étroits de ma tour de Babel. La tristesse aussi est revenu occuper les après-midi de nos vieux et les espoirs de nos gamins.
Juste une tranche de vie. Une drôle d'aventure qui vient briser le quotidien.
Un petit imprévu désagréable qui se transforme en parenthèse enchantée.
Une parenthèse enchantée ouverte depuis que nos regards se sont croisés.
Une parenthèse qui ne s'est toujours pas refermée et qui ne se refermera jamais tant que ma Soon-Ja sera à mes côtés.
Finalement ? Elle est pas belle ma vie de chien ?!