L’émotion esthétique, générée par la beauté des images et la perfection de la composition, est un sentiment qui n’advient que rarement. Beaucoup de films y tendent, un grand nombre fascine. Rares sont ceux qui y parviennent pleinement. Kubrick a l’immense mérite d’en compter plusieurs dans sa filmographie : 2001, Shining pour certaines séquences, et bien évidemment Barry Lyndon.


Evoquer la picturalité du film est aussi original que de parler de montage chez Eisenstein ou de plan séquence chez Tarkovski. De façon quasi systématique, **Kubrick **dévoile sa composition progressivement, par l’entremise du zoom arrière. Ménageant ses effets, il inscrit dans le temps la fixité d’un tableau final qu’on aura découvert selon le parcours qu’il aura dessiné.
L’éclairage naturel, l’une des grandes anecdotes de l’histoire du cinéma, le jeu des couleurs, les portraits blafards d’un XVIIIe libertin et aristocratique sur le déclin, suffiraient à faire de Barry Lyndon un chef d’œuvre.


Cherchons à savoir en quoi nous pouvons excéder la virtuosité photographique du film pour en déterminer la puissance.


Barry Lyndon n’emprunte pas seulement à la peinture : il va puiser dans deux autres ancêtres majeurs du cinéma : la littérature et la musique.
Puissamment romanesque, le récit est celui d’un chemin sur lequel les rencontres se succèdent. La chance sourit, l’ascension sociale se consolide, fondée sur un double motif, celui de la violence et de la supercherie.


Les duels structurent toute la progression. Celui du père ouvre le film, marquant l’échec à venir d’un fils qui en usera à ses dépens. Mais avant qu’il le perde, le duel sera la voie d’accès au succès : au pistolet, aux poings ou à l’épée, pour soi ou pour recouvrer les dettes à son maitre, Barry s’insère par la force. Cette violence épisodique ne quittera jamais le récit, pourtant contemplatif, figé et mélancolique. Des champs de bataille aux jardins minéraux du château, de la verdoyante nature aux dîners orangés aux chandelles, la brutalité contamine toute la quête, latente. Le moment qui perdra Barry en est la plus grande vérité : lorsqu’il frappe son beau-fils lors du concert, la violence primale longtemps réprimée éclate au grand jour, et en public, provoquant sa chute.


[Spoilers]
Cette vérité cachée sur les origines rustres de Barry constitue le deuxième thème majeur : celui du mensonge et de l’escroquerie. Si l’on se réfère à l’acte de bravoure originel du protagoniste, le duel initial en porte déjà la marque. Faussé, mis en scène pour le faire fuir, et qui plus est pour l’honneur d’une femme à la moralité amoureuse plus que douteuse. Toute la suite fonctionnera sur ce clivage : déserteur, enrôlé de force, faux émissaire, espion forcé devenu agent double, c’est par l’identité des autres que Barry forge celle qu’il veut atteindre. Le mensonge ne conduit pas seulement le spectateur à prendre ses distances avec ce héros à la morale douteuse : il colore toute sa quête, qui ne sera jamais satisfaite, et au sommet de laquelle Barry n’aura jamais rien qui lui appartienne véritablement. Son seul véritable amour, celui pour son fils, ne sera pas exempté du mensonge : pour lui, il réécrit l’histoire de ses hauts faits militaires, et c’est la promesse non tenue du fils quant au cheval qui lui sera fatale.
Barry Lyndon est donc par bien des aspects un récit moral et tragique. La présence de la voix off, patine ultra littéraire par la précision si british de sa diction, accroit le tragique par les anticipations fréquentes qu’elle propose sur la destinée funeste du protagoniste. Mais elle contribue simultanément à une autre tonalité, celle de l’ironie. Sarcastique, tout en conservant son flegme, elle donne le ton d’un récit qui s’en trouve finalement saturé. Savamment disséminé, le grotesque ne cesse de venir dynamiter la grandeur : c’est le stupre sous l’amour, les jeux d’argent truqués ou la tension d’un duel accidenté par des coups qui partent tout seul, ou finissent dans la jambe.


La fresque historique sera donc représentée par un homme qui aura tout eu, mais n’aura jamais rien été, sinon un nom griffonné sur un billet de rente, papier comptable dans l’océan de ceux que Lady Lyndon signe quotidiennement.
Sur cette inertie pessimiste, cette distance fondamentale qui compose le matériau littéraire **Kubrick **ajoute les magnificences picturales et l’hypnose obsessionnelle de la musique. Limitée à trois ou quatre morceaux répétés et étirés sur trois heures de film, déclinés par infimes variations, la musique suggère autant la répétition d’un récit dans l’impasse que l’ennui existentiel de ceux qui le vivent. En adéquation totale avec la construction des tableaux, elle achève de figer un monde nanti et mortifère.


Car la véritable puissance du film résulte bien de cette alchimie complexe entre ses enjeux narratifs et son esthétique imparable : de la dilatation temporelle, musicale et iconique sourd une mélancolie monumentale. Lady Lyndon, spectre blafard qui ne peut compenser son manque de chair, aussi extravagante sa coiffure soit-elle, en est l’image. Une scène, parmi tant d’autres, la représente particulièrement : lorsque Lord Bullington vient provoquer Barry en duel, il pénètre dans une demeure où les joueurs de cartes entourent un père oubliant dans l’alcool le deuil de son fils. Rien ne cille, et le clair-obscur caravagesque ne se contente pas d’éblouir le spectateur : il montre des personnages qui sont déjà des statues de leur vivant.


Musée historique, galerie qui hantera à jamais l’imaginaire du spectateur, Barry Lyndon tient les promesses d’une expression qu’on croyait hypertrophiée : beau à pleurer.


Présentation, anecdotes de tournage et analyses lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/4XD4UGIG4z4

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le 3 avr. 2022

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